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Bernard Platon : Il y a quelque temps, au cours d’un déplacement en automobile, je captais sur France-Inter le professeur Jean-Pierre Changeux et le philosophe Paul Ricoeur que recevait Jean-Luc Hees : tous trois menaient une réflexion sur la tolérance et son actualité. A des nuances près, ils étaient d’accord pour indiquer que le mot au cours du temps, comme tous les mots forts, avait subi une érosion, une perte d’énergie au point de ne plus représenter la révolution qu’il traduisait lors de son invention lorsque du temps de la guerre des Deux Roses, des maçons, en Angleterre, découvraient la notion de tolérance. Ce concept, toujours d’actualité ô! combien, demeure aussi cher et nécessaire à notre temps. Les différences au lieu de se fondre et de nourrir le patrimoine universel ayant tendance à se juxtaposer, à s’ignorer, à se tolérer sans se connaître, sans se comprendre, renforçant les communautarismes, exacerbant les fondamentalismes. Aussi était-il nécessaire à leurs yeux de revitaliser le concept, de l’aborder d’un point de vue éthique, une éthique de la délibération. Enthousiasmé par l’échange, je m’en ouvrais à Raymond Carpentier que vous avez déjà entendu au cours d’émissions précédentes. Quelques jours après, il me faisait part de ses réflexions personnelles : il m’a semblé intéressant qu’il vous en fasse part. Raymond Carpentier, nous vous écoutons.
Raymond Carpentier : Vous, qui écoutez quelques fois nos conférenciers et qui, peut-être, lisez la presse quand elle parle des francs-maçons et même quand, parfois, elle les fait parler, vous nous avez souvent entendu dire que nous ne sommes pas possesseurs de vérité et encore moins de dogme. Vous nous avez entendu expliquer que nous sommes des chercheurs de vérité et il nous arrive même parfois d’ajouter que nous n’avons pas la prétention d’être des trouveurs de vérité. Chercher sans trouver et peut-être même chercher sans espoir de trouver, voilà bien des paradoxes. Le moins que nous puissions faire est au moins de nous expliquer. C’est ce que nous allons tenter ensemble ce matin.
Chercher la vérité, en affirmant que nous ne sommes pas porteurs de dogmes qui nous conduiraient vers elle, n’est-ce pas une entreprise risquée? Certains même diraient qu’elle est désespérée et il est vrai qu'elle peut sembler imprudente. Comment, me direz vous, oser se lancer ainsi dans l’inconnu, sans carte ni guide? Eh bien, pour autant que la vérité serait plurielle, comme on le dit aujourd’hui, l’imprudence ne risquerait-elle pas de nous orienter vers une voie particulière qui négligerait les autreset alors de devenir encore plus partial après avoir justement clamé notre désir d’impartialité ou au moins notre volonté de neutralité non-partisane. Et puis encore, faudrait-il ajouter que dans la mesure où on l’a dit, répété et ressassé jusqu’à plus soif et cela depuis des millénaires, l‘erreur est humaine. La critique ne serait-elle pas en droit de nous objecter que cette recherche de vérité serait une entreprise bien outrecuidante, pour ne pas dire vaniteuse. Reconnaissons-le, c’est le reproche qui est souvent fait aux francs-maçons par les tenants d’une foi. Eh bien regardons en effet, de face, sans faux-fuyant, cette conduite que nous revendiquons : chercher la vérité, sans nous aider de carte préétablie, ni de guide déjà rédigé, sans maître qui saurait la vérité, ni gourou capable de nous tenir la main , chercher la vérité et tracer nous-mêmes les cartes des territoires inconnus que nous allons explorer. En affirmant qu’il trace sa voie lui-même vers le vrai, vers le juste, vers le bon, le franc-maçon ne fait rien de scandaleux. Disons qu’il assume clairement cette fois-ci et sans hypocrisie et sans faux-fuyant, la condition de tout être libre. Et nos amis vous ont souvent répété que nous n’acceptons parmi nous selon une formule dont nous gardons soigneusement la tradition que des hommes et des femmes libres et de bonnes mœurs. Nous sommes donc responsables de nos choix parce que nous assumons notre liberté et que nous ne nous réfugions pas derrière quelque excuse d’irresponsabilité. Rappelez-vous le superbe film “West Side story” : les jeunes vagabonds qui traînent dans la rue n’ignorent pas qu’ils sont des délinquants mais que chante leur chef? Il chante “Nous sommes malades, nous sommes malades”. Nous, francs-maçons, nous ne cherchons pas à camoufler sous de faux prétextes notre affirmation de nous-mêmes, nous n’allons pas en avançant que nous sommes malades, nous avons trop de respect pour nous-mêmes et pour les autres pour les excuser, pour leur dire qu’ils ne savent pas ce qu’ils font. Mais voilà, cela pose d’innombrables problèmes. Comment conduire cette entreprise hasardeuse, comment s’avancer dans l’inconnu sans protection et aussi sans garde-fou, sans rien d’extérieur à moi qui me dise où est la voie, comment puis-je distinguer la bonne de celle où je risque de me fourvoyer? C’est la très vieille question que pose Ivan Karamazov dans l’un des textes les plus célèbres de la littérature; on a l’habitude de la résumer dans un raccourci qui d’ailleurs la déforme “Si Jésus-Christ n’existait pas tout est permis”. En fait cette formulation cache une interrogation bien plus radicale : si je n’ai pas quelqu’un pour me montrer le vrai, le bien et le juste comment puis-je choisir?.
Eh bien nous y sommes : la réponse des francs-maçons est claire et c’est sur elle que je voudrais maintenant fixer notre attention. S’il est vrai que seul je prends les risques les plus grands de me fourvoyer, je peux me faire aider par les autres. J’ai bien dit ‘les autres’, je n’ai pas dit ‘un autre’. Rappelons-nous, pas de gourou, pas de maître qui saurait mais ensemble nous pouvons nous entraîner à progresser, nous entraider à progresser, ensemble en en débattant, en délibérant entre nous. Délibérer, j’y lis bien sûr libérer mais le mot contient aussi dé-livrer, défaire les liens, affranchir des attaches auxquelles on nous a livrés et peut-être auxquelles nous nous sommes nous-mêmes livrés. On comprend ici pourquoi les francs-maçons tiennent si fortement à montrer à quel point ils se différencient d’une secte. Dans la loge, point de leçon, nous débattons, nous délibérons. Et puis, ne l’oublions pas, le débat, la délibération sont les règles de base de la démocratie. En démocratie, on débat sur les problèmes de la vie en société avant de décider la loi, c’est du moins ce qui doit être fait dans une vraie démocratie. C’est en cela qu’essentiellement, (je n’emploie pas essentiellement comme un automatisme verbal mais pour indiquer le principe, l’essence de la démocratie), essentiellement donc c’est dans le débat que repose la différence entre la tyrannie et la démocratie. Dans la tyrannie, le chef choisit dans sa tête ce qui lui paraît bon et juste et il l’impose à ses sujets. En démocratie le peuple discute de ce qui le concerne. Il est vrai que c’est parfois lourd et agaçant pour ceux qui voudraient passer à l’action sans barguigner. Les ennemis de la démocratie exploitent insidieusement cette lourdeur des procédures démocratiques pour manipuler les braves gens et se moquer du régime qui les gêne. Mais que voulez-vous, c’est le prix à payer de la liberté. Les hommes libres débattent, ils délibèrent, ils n’ont pas à écouter un gourou qui vocifère sur quelque tribune; nous ne sommes pas les sujets d’un Hitler, nous sommes les héritiers des Athéniens qui délibéraient sur l’agora des affaires de leur ville.
Il est vrai que nous avons probablement encore bien des progrès à faire sur l’art et les techniques de la délibération. C’est d’ailleurs un des soucis des francs-maçons de travailler à perfectionner ces techniques du débat. C’est que la délibération n’est jamais finie et c’est la raison d’ailleurs pour laquelle elle agace les tyrans. Ainsi, en démocratie, on débat, on délibère. Les francs-maçons en la matière, eux qui ont préparé l’avènement de la démocratie tous au long du XVIIIème siècle, le savent bien. Certes, les francs-maçons n’ont pas fait la grande révolution de 1789 (c’est aussi un long débat sur lequel nous pourrions revenir une autre fois) mais il est incontestable qu’ils l’ont préparée dans les esprits en les habituant à délibérer, en les engageant à explorer longuement les arguments de la raison et du cœur avant de décider, en leur montrant la voie de la délibération. Délibérer donc, ce qui distingue les sociétés démocratiques des sociétés totalitaires, ce qui distingue une morale de l’échine courbée de celle d’hommes debout dans leur dignité. Délibérer, se libérer, vous dis-je. Nous autres francs-maçons, qui nous disons spéculatifs, nous œuvrons avec des mots, pas étonnant que nous aimions les mots et les beaux mots et quel beau mot que celui-ci ‘Délibérer’. Nous pratiquons une éthique de la délibération, une éthique où chacun s’emploie à aider son frère à se libérer. Attention, dans une délibération, chacun n’a pas pour rôle d’apporter la vérité mais bien plutôt d’apporter la contradiction. Le débat va permettre à chacun la confrontation à d’autres opinions. Le débat délibérant n’est pas un enseignement. Il est un lieu où chacun cherche avec l’aide des points de vue différents. Ajoutons que la loge maçonnique est particulièrement apte à fournir à chacun le cadre d’un débat dans la mesure où elle rassemble des hommes ou des femmes sans distinction d’origine, d’opinion ni de croyance. Voilà pourquoi les francs-maçons se disent les artisans d’une éthique de la délibération. Voilà pourquoi ils voient dans leur délibération le chantier où se forgent des êtres humains libres, libres, dirons-nous ou plutôt libérés ou bien plus modestement délibérément en voie de libération.
Bernard Platon : Merci Raymond Carpentier. Nous aurons, chers auditeurs, l’occasion de relire le texte qui vient de vous être dit dans Points de Vue Initiatiques, revue de la Grande Loge de France que vous pouvez vous procurer en écrivant à la Grande Loge de France 8 rue Puteaux 75017 Paris. Par ailleurs, vous pourrez trouver le texte de cette planche, comme nous disons, dans notre site Internet, dont je rappelle les caractéristiques www.gldf.org. Je dirais aussi que, hier, comme je l’avais annoncé au mois de février, nous avons eu la dernière conférence Condorcet-Brossolette, ouverte à tout le monde que vous soyez franc-maçon de quelque obédience que ce soit, femme ou homme ce qui n’est pas le cas lors des tenues que nous disons régulières. Il faudra attendre l’année prochaine pour qu’une nouvelle série de conférences soit disponible et donnée au public. Mes chers auditeurs, je vous dis au revoir, au mois prochain. |
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