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COMPAGNON
COMPAGNO.JPG (112K) Dans le Llvre des métiers d'Etienne Boileau (Xllle siècle), les corps de métiers n'étaient composés que de deux niveaux: apprentis et compagnons ou apprentis et maîtres*. Il semble d'ailleurs que pendant tout le Moyen Age il n'y ait eu que ces deux degrés; du moins le Maître était un compagnon qui avait une responsabilité sur les autres ouvriers. Au XVIe siècle, les Statuts des Tailleurs de Pierre de Montpellier (1544) semblent montrer l'existence de trois degrés ou grades*. Après avoir servi trois ans comme apprenti, celui-ci devait de nouveau servir trois années comme compagnon, puis il devait produire un chef-d'œuvre s'il voulait devenir Maître. L'usage avait dû se généraliser depuis le début du XVIe siècle puisque, au nord du royaume, à Abbeville en 1508, l'apprenti qui avait fait son temps accédait à la maîtrise par la présentation d'un chef-d'œuvre. Dans les Statuts de Montpellier figure une allusion au Tour de France et aux compagnons voyageurs qui venaient demander du travail dans les villes où ils passaient. Ainsi, "le maître qui vient de faire son chef-d'œuvre, sera tenu de payer 20 sols [...] la boîte du métier pour subvenir aux pauvres Maîtres nécessiteux et aux pauvres compagnons passants ou malades » (1586).

Selon une tradition du compagnonnage*, attestée depuis Perdiguier, le compagnon est celui qui sait manier le compas*, qui à donc dépassé le stade de l'équerre* et acquis la maîtrise du trait. On sait que dans le compagnonnage il n'y a pas de Maîtres mais des aspirants puis des compagnons, ce dernier terme pouvant regrouper divers stades ultérieurs (compagnon fini, compagnon initie). Dans la maçonnerie opérative* anglaise du XVIe siècle, il semble qu'il n'y ait pas eu deux cérémonies successives: "apprenti entré" (entered apprentice) et "compagnon du métier ou maître" (fellou of the craft). Les deux dernières expressions étaient identiques. Les spéculatifs* qui se faisaient recevoir dans les loges, comme Elias Ashmole* (1649) semblent avoir reçus directement ce grade de fellow of the craft et été dispensés des années de l'apprentissage.

Dans les Constitutions d'Anderson* (1723), il était le seul grade, avec celui d'apprenti, jusqu'à une date postérieure à 1723 où fut introduit le grade de maître. Ainsi l'article IV des Constitutions précise: "L'apprenti, quand il a appris son art et servi son temps, peut devenir compagnon, ensuite éventuellement surveillant, maître de la loge [il faut entendre par là celui qui est désigné pour diriger un atelier de francs-maçons]". Il n'y à rien sur un "troisième degré" . Au début du XVIIIe siècle encore, dans les loges d'Ecosse*, il n'était pas rare de voir le même jour un apprenti être reçu tantôt "Maître et compagnon du métier" tantôt "Maître ou compagnon". Ces expressions étaient équivalentes dans la maçonnerie de l'époque. Sur le plan pratique, le passage du grade d'apprenti à celui de compagnon se fait selon une réception particulière appelée "cérémonie de passage". Celle ci, comme celle de l'initiation*, fait l'objet d'épreuves et de symboles particuliers à ce grade (mot sacré du grade, signes*, marche et attouchement). Le nombre 5 semble être attaché particulièrement à ce degré (les cinq voyages, les cinq marches du temple, la géométrie qui est la cinquième science des arts libéraux...). Le compagnon, découvre ainsi la lettre G* au centre de l'Etoile flamboyante. On lui explique que cette lettre remplace des caractères hébraïques qui recouvraient autrefois un des noms du Très-Haut. Ce grade est certainement celui qui a conservé l'aspect opératif le plus prononcé dans la maçonnerie spéculative. Les "voyages" associés aux outils des maçons en témoignent. Ces derniers ont leur explication au sens pratique et au sens symbolique. Les deux degrés d'apprenti et de compagnon recouvrent donc l'enseignement issu de la maçonnerie de métier.

J.-Fr. B.
COMPAGNONNAGES
1. Approche générale.- franc-maçonnerie et compagnonnages
11. Compagnonnage musulman (futuwwa, ahilik)

1. Approche générale.- franc-maçonnerie et compagnonnages
COMPAGN1.JPG (192K) Les compagnonnages sont à l'origine des sociétés secrètes clandestines et mystiques connues avec certitude depuis le XVIe siècle au moment où maîtrises et jurandes tendaient à devenir héréditaires.

D'après Martin Saint-Léon, ils se seraient constitués « à la fin du XIIe ou au début du XIIIe siècle entre les artisans accourus en foule dans les villes où se constituaient les grands édifices religieux par lesquels s'épanouissait l'art gothique encore dans sa fleur. Les grands chantiers ecclésiastiques du Moyen Age, qui s'étalaient sur des décennies et où les ouvriers des divers corps de métier étaient isolés de leurs confrères appartenant aux corporations urbaines, étaient en effet le lieu idéal pour se regrouper en "confréries" à caractère religieux sous l'autorité des moines ou des clercs dans un souci d'assistance mutuelle et de protection du métier. D'après le légendaire compagnonnique, ils remonteraient aux temps de la Bible et de la construction du Temple* de Salomon voire au temps de la Genèse et de la tour de Babel* aux pieds de laquelle se serait formée la première association de constructeurs (Talmud). Cependant, leur origine historique précise n'est pas connue.

Le terme, quant à lui, date du XIXe siècle et à remplacé le vieux mot "devoir" qui désignait l'ensemble des règles régissant chaque rite*, voir chacun des rites en eux-mêmes.
Les origines revendiquées montrent donc des affinités avec celles dont se réclame la maçonnerie de métier. Ainsi, toujours selon la légende, pour échapper à la confusion des langues, les premiers ouvriers maçons se seraient groupés en une association secrète, se seraient crée des signes* de reconnaissance et un langage commun appelé le "trait". Hiram* joue également un rôle primordial dans la légende compagnonnique. Le Premier Livre des Rois (1 à IX) raconte que Salomon, l'un des trois fondateurs, fit appel au roi de Tyr, Hiram, propriétaire des immenses forêts du Liban, pour qu'il lui envoie du bois de cèdre et de cyprès pour son chantier qui fut le "chantier des chantiers". Salomon lui offrit en échange du froment et de l'huile. Les travaux durèrent plusieurs années. Le roi Hiram de Tyr lui envoya par la suite un autre Hiram, fils d'une veuve de la tribu de Nephtali et d'un père tyrien qui travaillait l'airain (2 Chron. 2-6). Il fit de telles merveilles qu'il devint très vite le chef des travaux du temple. La ressemblance avec la légende hiramique des francs-maçons est donc frappante, mais on peut se demander si les deux sociétés ont en commun cette légende ou si l'une a laissé s'infiltrer sa légende chez l'autre. Perdiguier pense qu'elle serait venue de la franc-maçonnerie au XIXe siècle par des compagnons qui auraient appartenu aux deux sociétés. Simple hypothèse.

Les différences sont nombreuses: elles apparaissent tant sur le plan des légendes fondatrices que du développement historique à proprement parlé.
A côté de Salomon, figure en effet, parmi les "fondateurs" du compagnonnage, Maître Jacques: sa légende est des plus mystérieuses. Selon les un c'est un compagnon d'Hiram qui oeuvrait avec lui sur les chantiers du temple, avec Soubise. Le temple achevé, il aurait quitté la Judée avec lui et aurait débarqué à Bordeaux, alors que Maître Jacques aurait été à Marseille avec 13 compagnons et 40 disciples. Puis une guerre aurait éclaté entre les deux clans et Maître Jacques aurait été trahi à la Sainte-Beaume par un compagnon qui lui aurait fait le baiser de paix, le signe de ralliement. Il aurait alors été tué de cinq coups de poignards. Selon une autre version, Maître Jacques ne serait autre que Jacques de Molay, le dernier Grand Maître des Templiers. La liaison opérée avec le temple s'explique parce qu'il est possible qu'il y ait eu des liens très étroits entre les Chevaliers du Temple, grands constructeurs et bâtisseurs d'églises, et les confréries ouvrières qu'ils auraient aidé à s'organiser. Enfin, il y a la version de Perdiguier au sujet de la cathédrale Sainte-Croix d'Orléans selon laquelle Maître Jacques serait Jacques Moler, dit "la Flèche d'Orléans », jeune homme du devoir, assisté de Soubise de Nogent sous Paris G. Compagnon et menatzchim (c'est à dire chef) des Enfants de Salomon, dit Parisien-le-Soutien-du-Devoir. En 1401 aurait éclate la « scission » entre les différents devoirs aux pieds des tours de la cathédrale, sous la responsabilité de ces deux hommes.

Le Père Soubise serait le dernier fondateur légendaire et derrière ce nom se cacheraient deux hommes: le compagnon de Maître Jacques et d'Hiram, et le moine bénédictin Soubise qui a vécu au XIIIe siècle et qui aurait retrouvé des plans du temple cachés par l'autre Soubise.

De ces légendes découlent des devoirs qui les ont souvent opposés. Les enfants de Salomon, dont les tailleurs de pierre ou « compagnons étrangers » revendiquent la descendance des compagnons du temple de Salomon , déclarent tenir leur devoir de Salomon lui-même. On dit qu'ils se seraient appelés Compagnons du Temple. Pour Perdiguier ils étaient les plus anciens dans le compagnonnage.

Les Enfants de Maître Jacques ou du Devoir de Maître Jacques ne comprenaient à l'origine que les tailleurs de pierre ou compagnons passants: ils formaient le groupe appelé originellement le Saint devoir de Dieu devenu les Compagnons du devoir. Plus tard, d'autres corporations vinrent s'y agréger et il fallait être catholique pour en faire partie. Les Enfants du Père Soubise ne compteraient au départ que les charpentiers ou « drilles » et appartenaient également au groupe des Compagnons du devoir.

Sur le plan historique, l'histoire du compagnonnage est totalement autonome de celle de la franc-maçonnerie, même si on observe une trame commune à propos des relations difficiles avec l'Eglise. En effet, miné par des conflits religieux (attestés par un récit apocryphe à l'occasion de la destruction de la flèche de la cathédrale d'Orléans lors de la prise de cette ville par les protestants, le 4 mars 1568), les compagnonnages sont inquiétés par l'Eglise au XVII siècle. Ainsi, le 14 mars 1653, la faculté de Théologie frappe les compagnons selliers, cordonniers, tailleurs, couteliers et chapeliers et, la même année, l'archevêque de Toulouse fulmine une excommunication contre le compagnonnage. Passé la période révolutionnaire et le temps de la surveillance par la police impériale, l'histoire des compagnonnages est marquée par l'émergence de la figure d'Agricol Perdiguier (1805-1875) dit Avignonnais la Vertu, l'apôtre du compagnonnage qui, toute sa vie, a essaye de réconcilier les devoirs ennemis par ses oeuvres littéraires (Le Livre du compagnonnage, 1841, et les Mémoires d'un compagnon, 1854) et sa notoriété politique (il fut député de Paris et du Vaucluse en 1848). C'est seulement après sa mort que se concrétisent ses voeux. En septembre 1889, I'Union Compagnonnique regroupe les différents devoirs, mais la structure est contestée par les vieux devoirs qui rejettent son esprit novateur au nom de la tradition. Cependant, l'unité se réalise au moment où le monde ouvrier regarde vers le syndicalisme. Les deux guerres mondiales accentueront le déclin, notamment la seconde: Vichy et l'occupation allemande les interdisent, bien que Jean Bernard, en 1941, ait réussi à "prouver" aux autorités qu'il était un exemple pour le monde ouvrier et ait permis aux compagnonnages de continuer à exister. Il y a actuellement trois sociétés compagnonniques: l'Association ouvrière des Compagnons du Tour de France, la Fédération compagnonnique des Métiers du bâtiment et l'Union Compagnonnique des Devoirs unis.

On a donc là une histoire autonome. Cependant, outre la légende hiramique, deux ponts relient franc-maçonnerie et compagnonnages. Le premier touche aux appartenances communes. En effet, si, au XVIIIe siècle et au début du XIXe, les deux sociétés s'ignoraient (Le Régulateur du maçon, 1801, interdit de recevoir dans les loges* les artisans et compagnons des arts et métiers », l'interdiction s'assouplit et les compagnons commencent à se faire recevoir dans les loges. Le phénomène se perpétue. Le second concerne la parenté des pratiques rituelles. Nous sommes de fait face aux deux sociétés initiatiques les plus anciennes du monde occidental. On sait que chez les compagnons, le Tour de France transforme le jeune ouvrier, après une période probatoire, en "aspirant" ou "affilié" ou "jeune homme". C'est là "l'adoption*" qui est une cérémonie où il reçoit ses couleurs vierges de toute inscription, sa canne* d'aspirant, et son "carré" (sorte de sauf-conduit qui lui permet de se faire reconnaître dans les villes où il passe). Quand ses pairs ont juge de ses progrès, le jeune aspirant accède à l'état de "compagnon*" ou il est "reconnu", mais qui ne correspond cependant pas au grade*. Tout cela se déroule au cours d'une épreuve de la "réception", que lui font subir ses pairs avant de lui remettre la canne et de lui accorder le nom de compagnon. Comme en maçonnerie, le compagnon peut poursuivre son perfectionnement: il peut accéder à l'état de « compagnon fini » après achèvement d'un chef-d'œuvre. Les compagnons fournissent également un itinéraire précis des villes du Tour de France. Dans chacune d'elles l'attendent et l'accueillent le "rouleur ", et la "mère » (qui se charge de l'entretien, des repas, du logement du nouvel arrivant). On est culturellement, toutes choses étant égales, assez proche des pratiques maçonniques comme le Grand Tour*.

Les rituels et symboles compagnonniques partagent également avec la franc-maçonnerie des éléments communs. Ainsi, certains rites compagnonniques, ceux qui valurent au milieu du XVIIe siècle aux compagnonnages une commune condamnation du Saint-siège*, font référence aux rites anciens de purification et de passage des épisodes de la vie du Christ et de la Passion dont la Cène. On pense ici à la cérémonie au 18° du Rite Ecossais Ancien et Accepte*. La lettre G* et "l'étoile flamboyante" apparaissent par ailleurs sur les " rôles" des tailleurs de pierre d'Avignon des années 1785 et, au XIXe siècle, l'influence des rituels maçonniques sur les rituels compagnonniques, en particulier dans le Rite de Salomon, est perceptible. L'importance accordée aux tailleurs de pierre dans les traditions originelles et l'importance du secret sont également des traits communs aux deux sociétés secrètes. Mais la doit s'arrêter la comparaison.
J. Fr. B.
11. Compagnonnage musulman (futuwwa, ahilik)
COMPAGN2.JPG (44K) Tel qu'il est apparu au Xe siècle en Irak (fiutuwwa: la chevalerie, la générosité), puis fut mis en forme en Anatolie au XIIIe siècle (ahilik: la fraternité), le compagnonnage musulman présente des analogies avec les règles et les symboles de la franc-maçonnerie. De nombreux musulmans y ont songé lorsqu'ils ont découvert celle-ci. Beaucoup parmi ces éléments ont d'ailleurs été adoptés par le soufisme et ont parfois survécu, dans la mystique islamique, à la disparition de ce compagnonnage, comme dans le cas de l' ahilik turc. Au cours du processus d'adaptation de la franc-maçonnerie au monde turco iranien, en particulier lors de la traduction des rituels maçonniques, on découvre qu'en Turquie* les termes maçonniques d'apprenti*, de compagnon et de maître* ont été rendus par les termes utilisés dans l' ahilik (hirak, kalfa, ustad). De même, le tablier* symbole des tailleurs de pierre, remis au nouvel apprenti franc-maçon à l'issue de son initiation*, est traduit en turc par le mot pechtemal, terme employé pour désigner le tablier, plus fréquemment la large ceinture, qui était remis au nouveau membre de la futuwwa. Cet usage a pénétré également dans les cérémonies de certaines confréries soufies turques comme les Bektachis et les Mevlevis (derviches tourneurs). Pour les Orientaux attirés par la franc-maçonnerie, la présence dans les rituels de la futuwwa, comme dans ceux de la franc-maçonnerie, de la méthode d'enseignement des secrets* initiatiques par questions et réponses (les « instructions* » maçonniques) à accentue l'idée que les deux organisations étaient parentes. Un compagnonnage féminin, sous tutelle des hommes et lié aux milieux mystique et nomade, s'est également développé en Anatolie seldjoukide (XIIIe siècle). Leurs membres, les Soeurs de Roum [l'Anatolie] (Badjiyan-i Roum), se livraient au tissage et au tricotage de tissus divers et de tapis selon des règles ethniques et spirituelles inspirées de la futuwwa. Cette organisation n'a pas marqué cependant la franc-maçonnerie féminine qui n'est apparue en
Turquie que très récemment.
T. Z.








COMPAS
COMPAS.JPG (35K) Depuis l'Antiquité et le Moyen Age, on connaît une grande variété de compas. Sur le chantier, on trouve le "grand" compas à branches droites (en bois ou en cuivre) terminées par des pointes de fer (puis d'acier), le compas d'épaisseur, à branches courbes servant à mesurer l'épaisseur d'un corps le compas d'intérieur, le "Maître à danser" qui permet de mesurer la conformité d'un assemblage mâle et femelle sans avoir à l'emboîter, le compas de proportion ou le compas de Libergier, représenté sur la pierre tombale d'Hugues Libergier, maître d'œuvre de la cathédrale de Reims. La symbolique du compas évoque la prudence, la justice, la tempérance, vertus fondées sur l'esprit de mesure, et le compas (ou plutôt le cercle) est très tôt associe à la symbolique et à l'iconographie du Dieu créateur.

Ainsi, il est écrit dans les Proverbes (8, 27 et 30): "Quand il affermit les cieux, moi [la Sagesse], j'étais là/ Quand il grava un cercle face à l'abîme, [...]. /Je fus Maître d'œuvre [architecte] à son coté... »

La version citée ci-dessus est celle de la "traduction œcuménique" (1989). André Chouraqui (1985) propose :" Quand il a affermi les ciels, moi, j'étais la, Quand il a gravé l'orbe sur les faces de l'abîme [...] /Je suis près de lui l'infante, je suis la délectation de jour en jour... " La Bible de référence de la maçonnerie pré-andersonienne, I Authorized Version (King James Version de 1611, traduit l'extrait de la manière suivante: "Quand il disposa les cieux, j'étais là, Quand il plaça un compas sur la face de l'abîme [...] J'étais à ses cotes comme un frère de lait... "

Quoi qu'il en soit, il y avait fort longtemps déjà, au Moyen Age, que Dieu créateur et compas étaient associes. On les découvre sur des enluminures ou des dessins et on les trouve également dans le "Paradis" (XIX, 40-42) de Dante: "Celui qui de son compas marqua les limites du monde et régla au-dedans tout ce qui se voit et tout ce qui est cache. » C'en est de même plus près de nous, avec le célèbre dessin de William Blake (1757-1827) mais il n'est pas certain que celui-ci représente le Grand Architecte* maçonnique. En effet, cette oeuvre orne le frontispice de Europe A. Prophecy (1794) avec le texte suivant: «Un homme âgé s'agenouille dans une sphère, se penchant vers le bas avec des compas dans sa main gauche (pour délimiter le monde) oeuvre reprise en 1827). Ce livre forme, avec La Révolution française ( 1791 ), Amenca ( 1793), Le Livre d'Urizene l (1794) et les livres qui le complètent, une vaste fresque du combat entre les forces de l'oppression et celles de la liberté. Le poète y présente notamment sa conception de la Genèse interprétée comme une chute.
En loge* maçonnique, c'est sans doute l'association du compas au Grand Architecte qui explique son absence dans la plupart des tableaux* de loge. en particulier au Régime Rectifie* et au système Emulation*, et dans les manuscrits comme le Grand Lodge Manuscrit n° I (1583), le Watson Manuscrit (vers 1687) ou le Soane Manuscrit 3329 (vers 1700). En revanche, il apparaît dans la triade équerre*-compas-Bible* dans le Dumfries n° 4 (vers 1710) qui donne également une autre association intéressante: "Reconnaîtriez vous votre Maître si vous le voyiez ?-Oui.-De quelle façon le reconnaîtriez vous ?-A son habit.-De quelle couleur est son habit ? -Jaune et bleu, ce qui signifie le compas qui est de cuivre et de fer".

On retrouve le même rapprochement, en Ecosse, dans La Confession d'un maçon (vers 1727) "Quelle est la livrée d'un maçon ?-Un bonnet jaune et des culottes bleues-c'est à dire le compas".

Il en est de même dans Masonry Dissected (1730) "Avez vous vu votre Maître aujourd'hui ?-Oui.-Comment était il vêtu ?-D'une veste jaune (le compas) et d'une culotte bleue (ses pointes d'acier)".

Le même manuscrit reprend la triade du Dumfries mais les éléments de la triade sont qualifiés de "colonnes*" Que sont les autres meubles (furnitures) de la loge? -La Bible, le compas et l'équerre. - à qui appartiennent ils en propre ? -La Bible à Dieu, le compas au maître et l'équerre au compagnon du métier". COMPA2.JPG (44K)

Le compas est également lié au serment du néophyte. La Confession d'un maçon(vers 1727) précise que le compas est "ouvert pique sur sa poitrine". On retrouvera cet usage dans les rites de type Moderne*. Ainsi dans le Régime Rectifie, le rituel précise: "Le Vénérable* Maître, en lui présentant le compas ouvert [a 90 degrés], lui dit: Prenez ce compas ouvert en équerre, et posez en la pointe avec la main gauche sur votre coeur à découvert". Plus loin, l'orateur explique au récipiendaire le sens de ce serment*: "l'équerre vous désigne que si vous remplissez avec exactitude et régularité tous ces devoirs, vous devez espérer de parvenir à la lumière du vrai orient. L'interpellation qui vous a été faite vous apprend que si l'homme a perdu la lumière par l'abus de sa liberté, il peut la recouvrer par une volonté ferme et inébranlable dans la pratique du bien. Le compas sur le cœur est l'emblème de la vigilance avec laquelle vous devez réprimer vos passions et régler vos désirs. Et votre engagement vous lie irrévocablement à tout ce que vous avez promis à Dieu et à vos frères".

Il en est de même au Rite Français. Ainsi le Manuscrit de 1786 explique: " Le frère maître des cérémonies conduit le récipiendaire à l'autel, il lui fait mettre le genou droit sur un coussin, une équerre est tracée dessus le genou gauche élevé, on lui fait tenir de la main gauche un compas ouvert, il en appuie une des pointes qui doivent être émoussées de peur d'accident, sur la mamelle gauche découverte, on lui met la main droite sur le glaive qui est à plat et en travers de l'autel".

Dans la tradition des Anciens* où la triade équerre compas maître de loge constitue les trois grandes Lumières*, le récipiendaire prête serment la main droite au-dessus de l'équerre et du compas, posés sur le Livre. Le Guide des maçons écossais (vers 1804) précise seulement que « le récipiendaire baise trois fois la Bible ».

L'association équerre compas joue donc un rôle important aux trois grades bleus*, l'augmentation de salaire* à la maîtrise se résumant dans le passage du premier vers le second et le maître devant se tenir entre les deux outils. La formule apparaît dans le Wilkinson (vers 1727}: "Si un maçon est perdu, où doit il être retrouvé? -Entre l'équerre et le compas.-Pourquoi cela ?-Parce qu'un maçon se révèle toujours sur l'équerre et se tient à l'intérieur du compas".

Le mouvement de l'équerre au compas est en fait la traduction du passage symbolico-cosmique de la terre au ciel, ou dit de manière plus maçonnique par le système Emulation, d'une « surface horizontale à une vivante perpendiculaire». Notons également que l'équerre, instrument du Maître* de la loge suggère l'espace, la rationalité et l'immanence, tandis que le compas, outil du Grand Architecte, évoque le temps, la spiritualité et la transcendance. On voit ainsi le bond qualitatif que constitue le passage des deux premiers grades à la maîtrise. Il faut se souvenir qu'au début de la maçonnerie spéculative, les deux premiers degrés étaient considérés comme un tout, alors que le troisième apparaissait comme quelque chose d'autre On retrouve cette opposition dans les tableaux des loges: l'iconographie de ceux d'apprenti* et de compagnon* est assez voisine, alors que celle du degré de Maître fait appel à de nombreux éléments nouveaux. Notons cependant que le compas céleste semble rejoindre assez rapidement l'équerre terrestre. Ainsi sur la planche d'apprenti de L'Ordre des francs-maçons trahi et leur secret révélé (vers 1745), on trouve un compas, place à l'orient, ouvert vers le fauteuil du vénérable.

La présence du compas est plus discrète dans les hauts grades*. Le Maître Secret* a été reçu « en passant de l'équerre au compas ». Le bijou de Maître Parfait est "un compas, ouvert à soixante degrés, angle du triangle équilatéral et du delta sacre sur lequel est frappé le nom ineffable de Dieu". On le retrouve sur le bijou* de Grand Maître Architecte (12°): "Je sais me servir du compas".

Selon le récit du grade, Salomon fonde une école d'architecture. Dans "l'étui mathématique" (ou « étui de mathématiques »), on trouve sept instruments dont, selon les rituels, un compas simple, un compas à quatre pointes et un compas de proportion, ou un compas de proportion et trois sortes de compas, ou les différents compas. Il figure sur l'autel des obligations, au centre du tablier* et sur le bijou de Grand Elu (14°). Aussi peut on le voir sur le tablier du deuxième ordre français (écossais). Il est représente avec l'équerre et la Bible sur un escalier à sept marches, sur certains tableaux ou certains tabliers de Chevalier d'Orient (15°). Sur divers tabliers de Rose-Croix*, on trouve parfais un compas ouvert formant dais, au-dessus de la croix et/ou de la rose. Le compas figure sur des tableaux des 20° (Vénérable Grand Maître de toutes les loges) et des 24° (Prince du Tabernacle) .

Quoi qu'il en soit, la symbolique du compas exprime à la fois la rigueur mathématique. Le dynamisme constructeur, les activités créatrices, les cycles spatio-temporels, le temps, le champ des connaissances, l'Esprit, et la mesure en toute chose.
Y. H.M.
COMPOSITEURS
Mesurer l'influence d'une appartenance maçonnique sur la création de compositeurs, catégorie d'artistes fortement représentée dans les loges*, est chose difficile, car il faut séparer ce qui ressort de l'intimité de l'individu des processus de création. Ainsi, Liszt* s'impose avant tout comme instrumentiste virtuose: il ne semble pas trouver dans la maçonnerie une nouvelle source d'inspiration. C'est ce qui le distingue de Mozart* ou, dans une moindre mesure, de Haydn. Les archives attestent aussi l'appartenance de personnalités comme Meyerbeer (affilié aux Frères Unis Inséparables* en 1864) ou Mehul (L'OIympique de la Parfaite Estime, en 1786), mais rien ne laisse transparaître de leurs éventuelles productions maçonniques... alors que Taslein*, considéré aujourd'hui comme un compositeur mineur, travailla de longues années à la promotion des pratiques musicales en loge. L'histoire des productions maçonniques suscite d'ailleurs ses "postérités artistiques", bien éphémères, que l'histoire de la musique n'a pas retenues.

Le décalage entre le nombre et la qualité des productions provient en outre du fait que des compositeurs maçons, surtout au XIXe siècle, étaient également éditeurs, donc diffuseurs d'oeuvres à usage interne demeurées sans écho dans le monde profane. De plus, nombre de compositeurs étaient assignés à une fonction instrumentale peu propice à stimuler l'inspiration. II s'agissait de servir le prosélytisme maçonnique et les conditions matérielles, souvent insuffisantes, ont aussi constitue un frein à l'épanouissement de l'art musical maçonnique. Quoi qu'il en soit ces oeuvres de compositeurs initiés ont constitue un patrimoine établi sur un socle solide de cantiques de fraternité: le patrimoine prouve la vitalité d'une culture où fusionnent référents spécifiques (symboles, genèse maçonnique) et apports extérieurs (sujets de société, émergence de concepts, faits historiques commémorés...). C'est cette illusion, réalisée par les compositeurs et mise en oeuvre par les interprètes, qui donne au répertoire* maçonnique un réel intérêt historique. Parmi les compositeurs maçons et les maçons compositeurs, on retiendra les noms suivants: Adrien Boieldieu (Rouen, 1775-Jarcy, 1834): membre de l'Académie des beaux-arts (1818), il est renommé grâce à ses opéras comiques (La Dame blanche, 1825) . Maître de chapelle de l'Empereur, il a probablement été initie en 1805.Il figure parmi les membres de la loge La Palestine à l'orient de Saint-Pétersbourg en 1809 et 1810 (en tant que membre d'honneur). De retour en France, il est affilié à l'atelier Les Arts et l'Amitié' (1813), au grade de Rose-Croix*, en même temps que son frère, Louis Amant, éditeur de musique.

Francis Casadesus (Paris, 1870-1954) membre de la loge Ernest-Renan, il écrit des pièces qui furent intégrées à des cérémonies maçonniques. Sa Chanson des nations fut interprétée lors d'une tenue* de la loge Cosmos en 1937.

François-Xavier Geminiani (Lucques 1687-Dublin, 1762): élève de Corelli et de Scarlatti, il s'installe à Londres en 1714, est admis dans la loge Queen's Head en I 725 et exerce pendant deux ans les fonctions de directeur musical de la société souchée à cet atelier, la Philo-musicae et architecturae societas Apollini. André Ernest Modeste Gretry (Liège 1742-Montmorency, 1813) après avoir appartenu à la société musicale para maçonnique des Enfants d'Apollon, Gretry compose un de ses premiers succès Lucile, en 1769. Cet opéra-comique comprend un air dont le titre polysémique explique son succès auprès des francs-maçons de la première moitie du XlXe siècle: Où peut on être mieux qu'au sein de sa famille ?

Johann Nepomuk Hummel (Bratislava 1778-Weimar, 1837): pianiste virtuose, Hummel fut un compositeur confirmé. En 1820, à Weimar, il est admis dans la loge Amalia zu den drei Rosen, à laquelle appartient Goethe. Leur collaboration donnera naissance à deux Lieder maçonniques: Lass farhen hin des Allzufluchtige et Einmal nur lass in unsem Leben.

Manen . Oratrice de la loge d'adoption* Anacréon en 1806, Manen est l'une des rares maçonnes à avoir contribué à l'élaboration du patrimoine musical maçonnique. Elle laissa en particulier une élégie, écrite pour une cérémonie funèbre de sa loge.

Erik Satie (Honfleur, 1866-Paris, 1925): attire par le mysticisme, Satie est nommé en mai 1891, Maître de chapelle des Rose-croix* par Péladan*, le fondateur de cet Ordre. Au cours de cette année, il propose trois oeuvres: d'abord Première pensée pour la Rose-Croix, puis Les Trois Sonneries de la Rose-Croix et L'Hymne de l'ordre dont les paroles sont du fondateur lui-même. Le compositeur quitte l'Ordre en 1892, après une querelle avec Péladan. Pour autant on ne doit négliger l'importance de cet épisode rosicrucien dans le cheminement mystique de Satie.

Jean Sibelius (Finlande, 1865-1957): il entre dans la loge Suomi n° I en 1922 à l'époque où son pays, libéré de l'emprise russe, voit renaître le mouvement maçonnique. C'est un honneur pour la loge fraîchement reconstituée, après une rupture de plus d'un siècle, d'admettre en son sein un compositeur au faite de sa renommée, symbole de l'indépendance et militant convaincu de celle-ci. Il participe aux travaux de sa loge, notamment en 1924, lorsqu'il dirigea la partie musicale de la cérémonie d'installation* de la Grande Loge de Finlande. En 1927, cédant à la pression fraternelle, il rassemble en un recueil (Opus 113) les pièces qui étaient destinées à sa loge; il parut en France sous le titre Musique religieuse. En I938, il adapte le thème Finlandia sur des paroles d'un de ses frères, Waino Sola, et donne naissance à un des hymnes les plus appréciés de la maçonnerie finlandaise. En 1946, il compose une ode à la fraternité et un hymne de louanges. Avec la révision en 1950 de son Opus 113 (12 pièces), Sibelius parachève une oeuvre encore méconnue en France, mais qui constitue une des clefs de voûte du patrimoine musical et maçonnique finlandais.

Anton Stadler (Autriche 1753-1812): clarinettiste renommé, ami de Mozart, il est initié en 1785. Il compose ensuite et arrange des pièces intégrées dans des programmes maçonniques. Ainsi, un concert donné par L'Espérance couronnée (Vienne) en 1785 comprend certains de ses morceaux pour "six instruments à vent".
Chr. N.
CONDORCET
CONDORC.JPG (29K) Marie Jean Antoine de Caritat marquis de (Ribemont 1743-Bourg-la-Reine, 1794)
L'appartenance à l'Ordre* de cet éminent mathématicien, philosophe, auteur d'une classique Esquisse d'un tableaux Historique des progrès l'esprit humain (1795), demeure problématique. Faute de preuve documentaire, on doit considérer, dans l'état actuel de notre savoir, qu'il n'appartint pas à la Fraternité. Pourtant, si l'on en croit les Mémoires secrets du continuateur de Bachaumont, il avait "frappe à la porte du temple" puisqu'il devait être reçu aux Neuf Sœurs* en même temps que Diderot et d'Alembert le ler décembre 1778, mais aucun des trois ne se présenta le jour de la pompe funèbre de Voltaire*. La légende prend corps avec Barruel * qui, dans ses Mémoires pour servir à l'histoire du jacobinisme (1797), traque les maçons dans la perspective du « complot » et en découvre partout elle sera reprise par Louis Amiable en 1897, l'historien des Neuf Sœurs, qui en donnera la vulgate. Il est vrai que Condorcet émarge à la Société Olympique* qui, semble t il, ne rassemble que des maçons et qu'en 1785 il est sollicité par le Lycée, fondation para maçonnique de la loge* des Neuf Sœurs. Mais cette proximité ne vaut pas preuve, d'autant que rien dans les oeuvres ou papiers de Condorcet qui nous sont parvenus ne traduit une allégeance quelconque à l'Ordre: l'éloge du frère comte de Milly eut pu lui en fournir le prétexte, or, voici ce que Condorcet écrit: Il [le comte de Milly, membre des Neuf Sœurs] s'était attaché particulièrement à cette société, dont l'origine est inconnue, qui, répandue dans l'Europe depuis plusieurs siècles, tantôt ignorée et tantôt l'objet d'une curiosité inquiète, a essuyé souvent des persécutions sans avoir jamais mérité de reproches qui en cherchant à cacher le véritable esprit de son institution sous un langage bizarre et sous une foule de cérémonies burlesques, a cependant toujours compté des sages parmi ses membres qui, enfin, ne se faisant connaître au dehors que par des actions de bienfaisance, et mérite peut-être que la calomnie respectât ses mystères. Un tel texte fait irrésistiblement penser à l'article " INITIATION" des Questions sur l'Encyclopédie de Voltaire ou les "pauvres francs-maçons" sont brocardés, Condorcet force le trait: leurs cérémonies sont "burlesques" mais, corrige-t-il, l'institution compte des "sages", puisque malgré ces réserves Voltaire se fait franc-maçon au soir de sa vie-la tentation était grande pour son fils spirituel (on doit à Condorcet une Vie de Voltaire, qui ouvre l'édition Kehl des Oeuvres complètes), et l'on comprend que Condorcet ait pu être tenté par l'lnstitution comme le rapporte Pidensat de Mairobert. Mais son nom ne figure sur aucun tableau* de loge.

Reste un dernier témoignage, peu connu, il est d'Antoine Guillois, dont l'arrière-grand-père, Antoine Roucher, était à la fois ami de Condorcet et membre des Neuf Sœurs " J'ai eu entre les mains presque tous les papiers de cette loge dont mon arrière-grand-père le poète Roucher, fut orateur et premier secrétaire et je puis affirmer que Condorcet ne figure dans aucun des tableaux de la loge, et notamment, dans celui de 1784, où il serait inscrit certainement. Condorcet fit il partie d'une autre loge ou n'appartint il jamais à la franc-maçonnerie, comme c'est mon opinion personnelle, c'est là une question intéressante, compliquée d'un fait difficilement explicable, je le reconnais; mais elle n'est encore résolue ni dans un sens, ni dans l'autre". Faute de preuve donc, on se bornera à dire qu'il fut un maçon sans tablier*...
Ch. P.
CONFRERIES
1. Loges maçonniques et confréries au XIIIe siècle
II. Franc-maçonnerie et confréries soufies

1. Loges maçonniques et confréries au XIIIe siècle
CONFRERI.JPG (67K) En 1968, l'étude pionnière de Maurice Agulhon sur la sociabilité méridionale révélait la parenté structurelle et l'analogie formelle entre la confrérie de pénitents provincale et la loge* maçonnique, et mettait en évidence un glissement incontestable des élites de l'une à l'autre au cours de la seconde moitie du XVIIIe siècle. Vingt cinq ans avant la publication de l'essai de Ran Halévi, Les Origines de la sociabilité démocratique, M. Agulhon contestait la thèse d'une rupture dans le champ de la sociabilité d'Ancien Régime dont la franc-maçonnerie* serait responsable, privilégiant l'idée d'une transition, d'une mutation de sociabilité, dont les francs-maçons seraient les acteurs. Entre confrérie en amont et cercle en aval, la loge opérerait sans rupture cette mutation de sociabilité: laïcisation, individualisation de la démarche et de l'engagement, autonomisation de la sphère sociale par rapport aux pouvoirs encadrant, mais aussi politisation, au sens d'une entrée dans la cité par la voie des mutations de la bienfaisance chrétienne à la philanthropie* laïque notamment Une telle analyse met en valeur la plasticité des formes de sociabilité dites traditionnelles ou d'Ancien Régime, leur capacité à muter pour répondre aux attentes de leurs membres. Certes, dans le cas des Pénitents provençaux, on enregistre le départ de la major et sanior pars vers la franc-maçonnerie, de même que les confrères de Saint Sébastien quittent les Nobles Jeux d'arc*pour les loges, mais il ne s'agit pas d'une rupture, ou d'un départ sans idée de retour La sociabilité doit se penser en réseaux, les affiliations multiples sont courantes, et, selon la réputation d'une structure, son dynamisme, l'influence d'un de ses membres, des options sont arrêtées qui ne sont pas définitives. Si une confrérie réussit à redresser le niveau de son recrutement en terme de qualités civiles, alors les représentants des élites urbaines peuvent bien consentir à y revenir, ou en tout cas à figurer sur les listes. Le cas provençal n'est pas isole. à Avignon (CI. Mesliand), en Savoie (J. Nicolas), au Puy-en-Velay (P.-Y. Beaurepaire), dans le Midi toulousain (M. Taillefer) on découvre des relations d'une grande richesse entre les loges et les confréries de pénitents, avec des variantes intéressantes. A Toulouse, où malgré leur situation financière délicate et un certain déclin spirituel, les confréries réussissent à maintenir une composition sociale enviable, elles freinent l'hémorragie vers les loges sans pour autant cesser d'entretenir de bonnes relations avec les francs-maçons, qu'elles accueillent dans leurs chapelles pour les messes d'obligation et les offices funèbres. En fait, c'est bien la complémentarité de ces structures qui se manifeste tout autant que leur concurrence. Leurs membres n'ont d'ailleurs pu qu'être sensibles aux parentés structurelles: il s'agit de sociétés d'hommes, d'amis qui se reconnaissent comme frères après une cooptation et un rituel de réception, de pairs qui élisent leurs cadres tout en se montrant sensibles aux hiérarchies profanes, et qui pratiquent la sociabilité festive et la bienfaisance chrétienne. CONFRER2.JPG (29K)

Si les confréries de pénitents ne débordent pas les pays de langue d'oc, confréries de métier, du rosaire, confréries pieuses et charités aux dénominations multiples, confréries du Saint Sacrement ont été étudiées dans les provinces de la moitie nord du royaume, notamment en Normandie (E. Saunier), où l'implantation est massive-plus de mille charités et confréries pour la seule Haute Normandie. Les analyses comparatives portant sur le personnel des loges et confréries paraissent confirmer les estimations précédentes. L'appartenance simultanée à la loge et à la confrérie ne pose aucun problème, elle apparaît comme complémentaire, puisqu'elle augmente la couverture d'un espace de relations sociales. Elle augmente avec l'attrait pour la sociabilité, on retrouve toujours un noyau de personnes qui investissent la plupart des foyers sociables d'un lieu, de la chambre de lecture à la loge en passant par la fabrique et la confrérie, et la capacité d'entraînement de ces individus parmi les membres de leurs propres réseaux de relations. Mais la clé de la symbiose ou de l'osmose entre les deux structures réside dans leur composition sociale. Si un déséquilibre s'opère au détriment des élites urbaines au sein d'une confrérie, suite à des départs ou à l'entrée de nouveaux membres de rang social inférieur, la loge récupère fréquemment les transfuges. Inversement, si une confrérie réussit à relever son niveau social, alors les représentants de la mayor et sanior pars reviennent (ainsi au Havre, à la confrérie du Saint-Sacrement avant la Révolution*), sans nécessairement quitter la loge, par affiliation croisée, qui atteint son maximum lorsque les compositions sociales sont homogènes et que les relations ne sont pas altérées par des incompatibilités de personnes. Bref, l'étude des relations entre confréries et loges, toujours en chantier, certaines confréries à numerus clausus demeurant notamment à étudier, démontre l'insert de la sociologie des réseaux sociaux pour appréhender les échanges qui structurent la sociabilité d'Ancien Régime et en modifient la configuration .
P.-Y. B.
II. Franc-maçonnerie et confréries soufies
Au tout début du XVIIIe siècle, une forme de sociabilité pré-maçonnique originaire du midi de la France- l'Ordre de la Grappe-est apparue à Istanbul* dans le milieu des marchands français et s'est trouvée très rapidement apparentée par les Turcs à leurs confréries soufies. La même attitude à été adoptée face à la franc-maçonnerie à Istanbul, en Anatolie et même dans les provinces arabes de l'Empire en particulier en Egypte*. Réciproquement, les confréries soufies ne laissaient pas les francs-maçons indifférents. Un intellectuel juif égyptien, James Sanua, soulignait, au début du XXe siècle, que les confréries de derviches méritaient d'être étudiées de plus près parce qu'elles présentaient plusieurs parentes avec la franc-maçonnerie. De même, J. P. Brown, Grand Maître de la Grande Loge Provinciale de Turquie* (Grande Loge d'Angleterre) basée à Istanbul, et orientaliste spécialisé dans l'étude du soufisme, a écrit que les derviches de la confrérie melami " se considéraient quasiment comme des francs-maçons et qu'ils étaient tout disposés à fraterniser avec ces derniers". En 1867, cette confrérie avait la réputation, d'après Brown, d'être une association de "francs-maçons musulmanse".

Dès le milieu du XIXe siècle, plusieurs membres de confréries religieuses (appelées tariqa, "voie" en islam) avaient épousé les idées du siècle sous la férule de quelques cheiks éclairés. Leur projet était social, politique et religieux, et puisque sa réalisation passait par une collaboration avec des intellectuels ou des politiques occidentaux, quoi de plus naturel que de s'intéresser à la "confrérie" des penseurs occidentaux, à ce qui s'apparentait le plus à leur tariqa, avec ses rites* et ses secrets*, c'est à dire à la franc-maçonnerie. Il fallait pour ces soufis être instruit sur les usages et les secrets de cette tariqa occidentale, à la seule différence que ces secrets étaient de l'ordre du philosophique et du social plutôt que religieux et mystiques (secrets de la réussite politique et technologique de l'Occident...). La spiritualité n'en était pas absente mais elle n'était pas prioritaire pour la plupart d'entre eux. Le rapprochement entre les deux ordres est net; les francs-maçons sont, pour les Ottomans et les Arabes, les soufis de l'Occident; d'ailleurs, dans les rituels maçonniques traduits en turc, on relève, entre autres, que le mot "rite" dans l'expression "Rite Ecossais Ancien et Accepte*" a été traduit par le mot tariqat, ce qui donne "Tariqa écossaise ancienne et acceptée ,, D'un autre côté, les traducteurs des rituels s'étaient inspirés des manuels du compagnonnage* musulman (filtuwwah) chez les Arabes; ahilik chez les Turcs), fortement marques par la mystique soufie, pour rendre de la manière qui leur semblait la plus fidèle certains termes maçonniques français. à noter qu'en Iran* aussi la terminologie du soufisme à facilite la traduction en persan des rituels maçonniques. Les raisons pour lesquelles la franc-maçonnerie et les confréries soufies ont été apparentées s'expliquent également par l'existence de plusieurs points communs et d'analogies, sur le plan symbolique comme philosophique. Le fait que ce sont surtout les membres de la confrérie soufie des Bektachis qui sont allés vers la franc-maçonnerie repose sur quelques particularités propres à cette confrérie qui la distinguent des autres Ordres soufis comme la Naqchldandiyya, la Qadiriyya ou la Chaziliyya.. La cérémonie d'initiations chez les Bektachis est ce que l'on peut appeler une véritable cérémonie d'initiation avec mort simulée et résurrection, à l'image des mystères* de l'Antiquité et de la cérémonie du degré de maître* dans la franc-maçonnerie. Cela distingue la confrérie des Bektachis des autres confréries où l'initiation consiste généralement dans la transmission de la technique de prononciation des prières répétitives (dhikr). D'autres ressemblances, sur le plan des symboles, entre ces deux confréries ont parfois amené leurs membres à s'entraider. Autre point commun entre ces deux ordres, la confrérie des Bektachis est une société secrète qui n'admet dans les assemblées que des membres de l'Ordre, à la différence encore des autres confréries dont les réunions sont ouvertes à tous les musulmans et même aux non musulmans. Enfin la nécessite de conserver le secret de ce qui aura été vu et entendu en assemblée est un des grands principes de cet Ordre soufi, comme en franc-maçonnerie. Une tolérance, inhabituelle en islam et dans les Ordres mystiques en général à l'égard des autres religions, caractérise aussi la confrérie des Bektachis. Cela n'a pas été sans provoquer la fureur de nombreux hommes de religion (molla), prompts à dénoncer l'hérésie d'une telle organisation. Ainsi, comme les francs-maçons, les Bektachis ont été accusés d'être des athées Un auteur français, de passage dans l'Empire, en 1899, disait des membres de cette confrérie qu'ils étaient "sceptiques, épicuriens, très jaloux du pouvoir, un peu socialistes, mais par ailleurs désintéressés et philanthropes. Quant à Riza Tevfik, Grand Maître du Grand Orient Ottoman et poète bektachi, il écrivait que "cet Ordre de derviches est le plus libéral parmi tous les autres Ordres ésotériques".

On signalera en outre le séjour en Turquie, entre 1908 et 1913, d'un certain Rudolf Freiherr Sebottentorf, occultiste allemand membre de la Société de Thule, qui fréquenta, à cette occasion, les loges maçonniques turques et les assemblées de Bektachis. Mais ce dernier ne nous donne pas, dans son étrange ouvrage - La Pratique opérative de l'ancienne franc-maçonnerie turque (1924)-, un panorama fidèle de ce qu'était cette confrérie soufie. Il semble que Sebottentorf se soit employé à construire un système nouveau à l'intention des seuls Occidentaux; on lui attribue aussi la constitution d'une "loge mystique" à Istanbul où il dénonçait l'état de décadence de la franc-maçonnerie moderne.

Plusieurs tentatives de fusion entre la franc-maçonnerie et les confréries soufies sont apparues dans l'Empire ottoman* et en Iran au tournant du siècle: la première a donné, en Iran, en 1899 l'organisation Andjoumani Oukhouwwat* dissoute en 1979 par la République islamique d'Iran; la seconde tentative, qui fut de courte durée {1920-1925), a vu la naissance, en Turquie, de La Tariqat-i salahiyye*.

Enfin il importe de noter que la vision de la franc-maçonnerie comme tariqa occidentale n'a pas totalement disparu avec l'effondrement de l'Empire et la naissance de la Turquie moderne (1923). On sait que parmi les premières mesures anti-religieuses prises en 1925 par Ataturk se trouvait la suppression des confréries soufies. Cette mesure est encore en vigueur aujourd'hui en dépit des protestations des musulmans. Or, en 1977, dans un quotidien turc, des religieux ont exigé pour leurs tariqat le même droit, c'est à dire la liberté, que celui qui avait été octroyé, en 1948, par la République d'Atatürk à la société qu'ils considéraient comme leur équivalent, la franc-maçonnerie: "Les loges (dergah) de l'islam sont encore fermées mais celles des francs-maçons sont ouvertes, laissez donc le soufisme s'épanouir en toute Liberté".
Th. Z.
CONGRES ANTIMACONNIQUE
voir Trente
CONGRES DE 1908
Le Congrès spiritualiste de juin 1908 s'inscrit dans la ligne de plusieurs congrès spirites ou spiritualistes précédents, comme le Congrès spirite et spiritualiste de l900, publié en 1902. Toutefois, ses organisateurs entretiennent une ambition déraisonnable: fédérer les occultistes, fédérer les associations occultistes, fédérer les rites maçonniques illuministes. Aussi, en même temps que le congrès spiritualiste ouvert à tous, se tient un convent* maçonnique des Rites spiritualistes. L'Ordre martiniste et Hiram ont la charge de ce convent, sous la direction de Téder. Le Congrès spiritualiste présidé par Papus*, est patronné par les revues L'Initiation, Le Voile d'Isis et Hiram, avec l'aide du Journal du magnétisme d'Henri Durville.

Theodor Reuss, Grand Maître de Memphis Misraïm pour l'Allemagne, y assiste, mais John Yarker, Grand Hiérophante, est excusé. Le congrès se déroule dans la grande salle des Sociétés Savantes, 8, rue Danton, les 7, 8, 9 et 10 juin. Le convent à lieu au temple du Droit Humain*, 51, rue du Cardinal Lemoine, les 7, 8 et 9. Le jour de l'ouverture, il y a deux tenues* blanches, l'une martiniste et l'autre maçonnique, qui permet au frère Téder de dénoncer publiquement "l'irrégularité du Grand Orient de France*" et à la soeur Gédalge de présenter l'Ordre international mixte Le Droit Humain.

Les orateurs du Congrès traitent du spiritualisme, du christianisme ésotérique et du magnétisme et des sciences annexes. Ce dernier thème fait le fond des discussions et la maçonnerie spiritualiste est réservée pour le convent.

Dix-sept puissances maçonniques et deux organisations rosicruciennes (Ordre des Rose-Croix ésotériques et Ordre kabbalistique de la Rose-Croix) sont représentées et l'Ordre martiniste ne manque pas à l'appel: c'est donc à tort que le Congrès de 1908, avec le Convent, ont été ça et là donnés pour une assemblée rosicrucienne.

Le 9 juin, le Convent adopte une résolution dont l'article principal institue un Bureau central sous le titre de Secrétariat de la Fédération maçonnique universelle aussi exclusive de la Grande Loge Unie d'Angleterre* que du Grand Orient de France. Téder sera le chef de ce secrétariat. Le Compte rendu complet des travaux du Congrès et du Convent maçonnique spiritualiste, publié en 1910 après maints déboires d'édition, indique seulement les initiales des signataires. L'Acacia, hostile, complète, en janvier 1909, les noms: Gérard Encausse (Papus), Adolphe-Mederic Beaudelot, Barthélemy Bonnet, Henri Jean Brouilloux, Louis Gastin, Ernest Dalhaye fils, E. Garin, Ch. Detre (Téder), Paul Schmidt (Ed Dace), Victor Blanchard, René Cuenon*, Jean Desjobert, Lorenzo Peretti, Théodore Reuss.

A son retour de Paris, Reuss expédie à Papus et à d 'autres des patentes de Memphis-Misraïm, en date du 24 juin, auquel Rite s'appliquait en l'occasion la qualité de Rite Ancien et Primitif. Un Suprême Grand Conseil... pour la France et ses dépendances vivota et la Ioge Humanidad, précédemment rattachée au Rite Swedenborgien* et au Rite National Espagnol, devint loge mère* du Rite de Memphis-Misraïm en France (en fait, elle ne pratiquera ce Rite égyptien* qu'avec Jean Bricaud, à partir de 1919).

La Fédération anticipe, d'autre part, la Fédération Universelle Dirigeant les Ordres et Sociétés Initiatiques (FUDOSI, 1933-1934) et sa rivale, la Fédération Universelle des Ordres, Fraternités et Sociétés des Inities (FUDOFSI, 1939, précédemment la Confédération des Inities).
R.A.