Le Observateur no 1856 7 Juni 2000
FRANCS-MAÇONS
LE CHOC DES AFFAIRS
Le Choc des affairs
Mutualité: comment Davant a contré les freres
Cinq obédiences en concurrence:
Grande Loge de France (GLF) www.gldf.org
Grande Loge Féminine de France (GLFF)
Grand Orïent de France (GODF) www.godfiorg
Grande Loge Nationale De France (GLNF) www.glnf.asso.fr
Droit Humain (DH) www. droit-humain.org
La loge Demain cherche des inconnus
« Mort de haine » au Grand Orient
Mutualité: comment Davant a contré les freres
La Fédération nationale de la Mutualité française (FNMF), qui regroupe des milliers de mutuelles complémentaires de la Sécurité sociale et assure de ce fait prés d'un Français sur deux, est depuis toujours un vivier de francs-maçons, à 80% proches de FO, regroupés dans la fraternelle de la Mutualité (Mucaso), longtemps présidée par Marius Leclerc. Ce retraité de France-Télécom, décédé depuis, était vice-président de la Fédération que présidait René Teulade. Tous deux francs-maçons. Autant dire que les fréres étaient chez eux à la Mutualité, et y faisaient la pluie et le beau temps: jusqu'en 1995, la majorité du bureau national de la Mnef est maçonne, et la Mucaso, qui se réunit la veille des congres de la Fédération, choisit le président.
Mais en 1992 René Teulade devient ministre. Probleme: son remplaçant pressenti, JeanPierre Davant, ancien inspecteur des Impôts, ancien patron de la Mutuelle de la Fonction publique, est un bon socialiste, mais il n'est pas « fils de la Lumiere ». II faut donc l'initier au plus vite, quitte à brûler les étapes. Surprise: arguant qu'il tient avant tout à sa liberté, et meme s'il partage les valeurs maçonnes, le dauphin pratiquement désigné refuse de « passer sous le bandeau ». Les maçons changent alors de registre: ils menacent de présenter un candidat contre lui. Davant place les freres au pied du mur: s'ils votent pour lui, il saura leur renvoyer l'ascenseur; sinon, sa victoire sera leur défaite.
La Mucaso se déchire et se montre incapable de faire émerger un challenger crédible; finalement, elle accepte le « deal». Sitôt Davant élu, un déjeuner est organisé: les maçons de la Mutualité exigent que le directeur général soit issu de leurs rangs. Davant en accepte le principe; mais il récuse totalement Jean-Pierre Duroy, bras droit de Marius Leclerc. L'accord se fait alors sur Philippe Calmette, que Davant avait lui-même embauché quelques années plus tôt à la Mutuelle de la Foncuon publique.
Trés vite, la cohabitation va tourner au vinaigre. Entre les deux hommes, tout est l'occasion de conflits et de provocations. Pour être d'un naturel plutôt gentil dans la vie privé, Davant, comme patron, est un homme de pouvoir qui ne supporte pas qu'on lui manque ou que des réseaux s' activent dans son dos. Alors qu'il est en conflit ouvert avec Marc Blondel il découvre que Calmette est dans le même atelier que le secrétaire général de FO. D'un conflit avec son directeur général sur la réduction du temps de travail - Calmette voulait instaurer d'emblée les 32 heures sur 4 jours -, Jean-Pierre Davant conclut qu'il est bel et bien victime d'un complot franc-maçon aux tiples facettes. « II me déteste de façon irrationnelle », s'étonne un frére.
Pourtant, au même moment, que se déploie l'affaire de la Mnef, Davant est l'objet de plusieurs tentatives de déstabilisation. Avant sa réélection, des documents circulent mettant en cause sa probité. Le président de la Mutualité réagit en déposant deux plaintes distinctes pour « dénonciation calomnieuse », confiées l'une au juge Chantal Perdrix l'autre au juge Jean-Pierre Valat. Et il remplace Philippe Calmette par Jean-Louis Bancel, énarque, HEC et... profane. Bien sûr francs-maçons restent nombreux à la FNMF comme dans tout le monde mutualiste. Certains gravitent même dans l'entourage immédiat de Jean-Pierre Davant.
Mais désormais les choses sont claires. L'appartenance doit être une démarche personnelle, pas un conue-pouvoir. Davant est bien le seul patron. Tant sera élu...
Cinq obédiences en concurrence:
II y aurait pres de 120 000 francs-macons en France si l' on en croit les chiffres revendiqués par les cinq grandes obédiences fransaises. Ces chiffres officiels sont surestimés car, à la maniere des syndicats ou des partis politiques, chaque obédience gonfle ses chiffres en recrutant largement et en tardant à rayer des listes les freres retournés dans les ténebres profanes. II y aurait, en réalité, moins de 80 000 macons participant assidument aux « tenues ». Seule obédience en progression rapide: la GLNF (dite Loge Bineau), qui a doublé la GLF, accrochée aux anciennes terres SFIO et aux bastions de Force ouvriere. Quant au GO, s'il reste leader, son déclin serait rapide. Voici les chiffres revendiqués et l'état des lieux dans les cinq principales obédiences francaises.
GRANDE LOGE DE FRANCE (GLF) www.gldf.org
Création: 1894. 672 loges, 26 355 membres revendiqués. Grand maitre: Jean-Claude Bousquet. Principes: adhére à l'idée (religie pour les uns, philosophique pour d'autres) du Grand Architecte de l'univers. Se veut trés symbolique Non reconnue par la Grande Loge unie d'Angleterre. Exclusivement masculine. Situation: issue d'une scission du Grand Orient, elle reste puissante dans les bastions de l'ex-SFIO, dans le Nord et le Midi, ainsi que du syndicat Force ouvriére. Comme FO, elle abrite à la fois des hommes de droite et des trotskistes.
GRANDE LOGE FÉMININE DE FRANCE (GLFF)
Création: 1945 342 loges, 11 000 membres revendiqués. Grande maitresse: Nicole Pinard. Principes: féministe; fondée avec le soutien de la GLF, elle invoque aussi le Grand Architecte de l'univers. Non reconnue par la Grande Loge unie d'Angleterre. Exclusivement féminine. Situation: en dépit de la qualité de ses travaex et de la rigueur de ses membres, est considérée avec condescendance par les obédiences masculines. Entretient néammoins de bonnes telations avec celles-ci.
GRAND ORïENT DE FRANCE (GODF) www.godfiorg

Création: 1773. 980 loges et 41 000 membres revendiqués. Grand maitre: intérimaire, depuis la démission de Simon GiovaMaï. Président du Conseil de l'Ordre: Bernard Brandmeyer. Principes: tradition laique, antipapiste, voire antireligieuse, fortement marquée par le courant libre-penseur En opposition ouverte avec la franc-maconnerie anglo-saxonne. C'est la version mac7onne de I'exception francaise. Non reconnue par la Grande Loge unie d'Angleterre. Exclusivement masculine. Situation: bousculé par l'évolution de la société, le GO est rongé par les querelles internes de pouvoir, incessantes et d'une violence inimaginable.
Grande Loge Nationale De France (GLNF) www.glnf.asso.fr
Création: 1913. 1 250 loges, 27 000 membres revendiqués. Grand maitre: Claude Charbonniaud. Principes: exige la croyance en Dieu. On y prete serment sur la Bible, le Coran ou la Torah. Reconnue par la Grande Loge unie d'Angleterre. Exclusivement masculine. Situation: unique représentante du courant maçonnique majoritaire dans le monde, ne reconnaît qu'à ses membres la qualité de maçon.
DROIT HUMAIN (DH) www. droit-humain.org
Création: 1893. 475 loges, 13 500 membres revendiqués Présidente de la fédération française: Nicole Pruniaux Principes: premiére obédience à initier les femmes, elle n'impose aucune croyance, insiste sur la symbolique et problémes sociaux. Mixte. Situation : c'est l'unique ordre mixte international, mais les femmes y sont, en France, largement majoritaires. Aucun de ses membres, à notre connaissance, n'a jamais été cité dans une « affaire»
La loge Demain cherche des inconnus
Joxe est venu ! Joxe reviendra ! L'arrivée, il y a quelques années, du président de la Cour des Comptes au sein de la trés prestigieuse - et controversée - loge Demain du Grand Orient a rempli la centaine de fréres qui la composent d'un bonheur sans mélange. Ancien ministre de François Mitterrand, fils d'un ministre important du général de Gaulle qui négocia les accords d'Evian, protestant par son pére, juif par sa mére, à l'abri du besoin par héritage, sans indulgence pour les chaussettes tire-bouchonnées de Pierre Bérégovoy, d'une rigueur indiscutée, Pierre Joxe est le frere idéal pour une franc-maçonnerie qui cherche, si l'on ose dire, à redorer son blason.
II se conforme en tout point aux regles maçonniques: il ne se monte pas du col, comme Jean-Louis Pétriat, viré autant pour son arrogance que pour les vilaines affaires qui lui ont fait perdre la présidence de Garantie mutuelle des Fonctionnaires (GMF). II déjeune simplement et chaleureusement avec les autres fréres, à la différence du docteur Jean-Paul Escande, écarté il y a deux ans: prétentieux et pontifiant, celui-ci se comportait en mandarin. Pierre Joxe, raconte un membre, « n'a pas besoin de ça ».
Voilà un grand monsieur qui parlait « avec parcimonie des suiets de son ressort et travaillait humblement pour approfondir les autres ». Rien à voir avec Jean-Pierre Soisson qui s'était fait rabrouer un jour pour ses interventions bâclées, aprés avoir griffonné quelques idées à l'arriere de sa voiture, à la maniere du ministre qu'il a été. L'acrobate giscardo-mitterrandien a fait l'objet d'une demande exceptionnelle d'exclusion par le Conseil de l'Ordre, pour avoir accepté les voix du FN au conseil régional de Bourgogne. Celui-là ne manque à personne, au sein de la loge des célébrités.
Une loge prestigieuse, jalousée, d'ou est issu l'ancien grand maitre Gilbert Abergel. Au cours des tenues, le mardi à l'heure du déjeuner, Christian Forestier, directeur du cabinet de Jack Lang au ministere de l'Education nationale, y croise le journaliste de télévision Jean Lanzi. Philippe Dechartre, vieux gaulliste de gauche qui fut ministre du Général, confronte ses idées avec l'ancien ministre à orientations variables Olivier Stirn. Pour échangr ses souvenirs du gouvernement, on n'a d'ailleurs que l'embarras du choix: il y a là Jean-Michel Baylet, ancien ministre (radical de gauche) de François Mitterrand, initié en 1991; ou bien Roger Bambuck, qui fut ministre (PS) de la Jeunesse et des Sports.
Ou encore, un moment, Alain Devaquet, ancien ministre (RPR) de la Recherche et de l'Enseignement supérieur passé de la GLF au GO, avant de s'en retourner à son obédience d'origine. Autre ancien ministre: Roland Dumas, dont les apparitions étaient épisodiques. Max Théret est en revanche tres présent. Radié apres sa condamnation pour délit d'initié dans l'affaire Pechiney, l'ancien secrétaire de Trotski a été réinégré discretement en raison de son engagement pendant la guerre civile espagnole et de son... soutien financier à la gauche française. Du beau monde, même si la pluprt des fréres ont plus de souvenirs à raconter que de projets à bâtir. Mais on y trouve aussi bon nombre de seconds couteaux, ravis de côtoyer ces célébrités, même défraîchies.
C'est Roger Leray, un ancien grand maitre, qui a fondé cette loge élitiste, avec un rituel réduit au strict minimum. Sans se faire d'illusions: « Tuy trouveras ce que tu apporteras, avait-il dit à un jeune médecin qu'il allait initier. Il y a là-bas autant d'imbéciles et de types brillants qu'ailleurs, autant de gens honnêtes et de pourris. » Avec le même équilibre, la loge Demain s'est reproduite à l'identique, le recrutement fonctionnant, là comme ailleurs, par cooptation. Mais le moral n'y est plus. On tourne en rond. La loge cherche à diversifer son recrutement. Elle veut des inconnus, jeunes si possible ! Mais la loge Demain voudrait bien aussi revoir Pierre Joxe, dont les visites se sont espacées. Un jour, il est parti pour ne plus revenir. Les fréres attendent son retour peut-être pour laver leurs péches. Jox est venu ! Joxe reviendra !
A.R.
« Mort de haine » au Grand Orient
II avait été rédacteur en chef de « Charlie Hebdo » et était chargé, au Grand Orient, de controler l'activité des fraternelles. II est mort dans le temple, le 25 mars dernier, au cours d'un congres régional. Xavier Pasquini est tombé net alors qu'il hurlait contre Simon Giovannaï, son grand maitre, à qui il voulait interdire les lieux !
Epitaphe d'un vénérable, atterré: « Il est. mort de haine, de la haine qu'il portait aux autres ou de celle que les autres lui portaient, » Plus que la mobilisation de tous ses opposants, c'est cette mort, à mille lieues de l'idéal maçonnique, qui a poussé Simon Giovannaï à donner sa démission, le 14 avril dernier, alors qu'il souhaitait jusque-là tenir jusqu'au convent de septembre. Aprés quoi, le Godf a décidé de « se couper du monde profane ».
Pauvre sursaut pour tenter de cacher l'état de délabrement de l'obédience, qui vit depuis 1995 une sorte de congres de Rennes permanent - on s'y traite d'« indic » et de « vendu » à la moindre occasion - et qui a pris des airs de Rwanda depuis la tentative avortée de médiation entre le gouvernement et des indépendantistes corses dont on a su apres qu'ils étaient impliqués dans le terrorisme. Si la réunion du 22 janvier était restée secrete et avait permis de débloquer la situation, le Grand Orient et son grand maitre auraient été salués. Mais dans l'échec, c'est la curée. Des demandes de démission sont aussitot exigées, venant des loges mais aussi de congres régionaux, comme celui qui a vu mourir Xavier Pasquini. Un grand nombre de conseillers de l'Ordre refusent de siéger Objectif: faire tomber Giovannal, grand maitre de transition non rééligible, qui aurait du céder de toute façon la place en septembre; et promouvoir Alain Bauer, grand maitre adjoint, qui a grimpé les échelons de la maçonnerie plus vite qu'on ne bâtit une cathédrale.
L'été risque d'etre chaud rue Cadet. Car cet ancien responsable de l'Unef-ID en 1986, ancien des réseaux Rocard et de la Mnef, ancien directeur des contrôles internes du groupe Sari de Christian Pellerin, aprés le scandale de la tour BP, ne compte pas que des amis au Grand Orient. Bauer travaille dans la sécurité et a conseillé Jospin dans ce domaine. Mais ses opposants rappellent fraternellement, entre autres aménités, que Bauer a écrit un livre sur l'insécurité urbaine avec Xavier Raufer, de son vrai nom Christian de Bongin, ancien d'Occidea. Ce dernier fut jadis secrétaire de rédaction de « l'Etincelle », qui annoncait fierement sous son titre: « Les fascistes ont enfin un journal. » Mais il aurait, depuis, bien changé.
Bien sûr, la politique s'en mêle. Ancien grand maitre, Philippe Guglielmi fait campagne en faveur de Bauer auprés de socialistes haut placés. D'autres anciens grands maitres affichent leur opposition résolue à Bauer et parlent de « risques d 'éclatement » du Grand Orient s'il l'emporte Les conseillers francs-maçons de Matignon sont eux-mêmes divisés. Henry Pradeaux, ancien collaborateur de Pierre Joxe et de Louis Mermaz, aujourd'hui chef de cabinet de Jospin, pousse Jacques Oréfice, médecin, candidat du cercle Anderson, classé parmi les « conservateurs »; Manuel Valls, responsable de la communication de Matignon, ancien rocardien, soutient énergiquement son vieux copain Alain Bauer. Pour quel enjeu ? Nul ne le sait vraiment. « Les anathemes sont d 'autant plus forts, les coups bas d'autant plus vicieux qu'il n'y a plus le moindre contenu idéologique, déplore un vénérable: ce ne sont plus que des batailles de clans régis par de petits intérets. C'est à pleurer. Ou à vomir.
» A. R.
Le Choc des affairs
Triste à dire: du Carrefour du Développement aux paillotes corses, la plupart des récents scandales de la République ont impliqué, àdes degrés divers, des francs
macons. Peut-on encore parler de manquements individuels ? N'est-il pas temps de se demander, comme le font de plus en plus de fréres et de soeurs sinceres, comment de dérives ont été possibles ? Une enqueAte d'Airy Routier
C'est une histoire dont le Tout- Lille fait des gorges chaudes, une histoire qui a déjà fait tomber l'ancien secrétaire général adjoint de la mairie, un agent du Trésor, le vice-président de la cour d'appel de Douai et bientot le patron du SRPJ de la métropole du Nord. Une sombre <> comme on disait jadis.
Au centre, Roger la Banane, de son vrai nom Roger Dupré, 58 ans, membre assidu du Grand Orient de France (GO). Ce promoteur immobilier doit son surnom à sa chevelure gominée, façon Dick Rivers des grandes années. Compromis avec lui, Bernard Flotin, numéro deux de l' administration municipale, écroué par le juge Charles Pinarel, qui instruit les dossiers immobiliers. Ce frere fréquentait assidument Roger la Banane, son bar, oú se côtoyaient notables et truands, et participait aux parties de chasse que ce dermer organise a Sainghin-en-Weppes. II est accusé d'avoir touché quelques centaines de milliers de francs pour débloquer des dossiers. Egalement compromis, Alain Gravelines, agent du Trésor à Lille, écroué pour escroquerie. Ce franc-maçon arrangeait les affaires fiscales de la petite bande.
Et encore: Benôit Wargniez, ancien doyen des juges d'instruction de Lille - oú il resta en poste plus de vingt ans - avant d'être promu, en 1996, conseiller à la cour d'appel de Douai. Lui aussi franc-maçon, il est devenu l'ami de Roger la Banane apres l'avoir inculpé, il y a vingt-cinq ans, pour une histoire de détournement de matériel de chantier. Le magistrat a reçu des chéques pour 120 000 francs - et a bénéficié d'un appartement à Courchevel. Ce qui lui vaudra d'être suspendu par le Conseil supérieur de la Magistrature et écroué deux mois à la prison de la Santé pour <>dans le cadre d'une instruction menée par le juge parisien Jean-Pierre Valat, qui a entendu un à un les hauts magistrats de Lille et de Douai. Le juge Valat a pu mesurer à cette occasion à quel point les maçons avaient infiltré les milieux immobiliers, judiciaires et policiers de la région. Car la police, elle aussi, est atteinte: Roger la Banane a bénéficié de fuites. La police des polices a entendu, dans ce cadre, Lucien Aimé Blanc, ancien patron du SRPJ de Lille, membre de la Grande Loge nationale de France (GLNF) . Dans le collimateur également: son successeur, Claude Brillault, lui aussi maçon, un moment accusé au sein de son propre service d'être intervenu en faveur d'un entrepreneur ami de Roger la Banane.
C'est par miracle que cette procédure a pu avancer, tant ont été nombreuses les mutationssanctions des magistrats et policiers qui se sont intéressés de trop pres à ces affaires. Alain Lallemand, le procureur adjoint qui avait dénoncé en pleine audience correctionnelle « un certain immobilier lillois ou le truand côtoie le fonctionnaire, l'entrepreneur, le policier, voire le magistrat », a ainsi été muté aux affaires civiles.
Mais à Lille comme ailleurs les langues commencent à se délier, depuis que le procureur Eric de Montgolfier a dénoncé, dans « le Nouvel Observateur », l'existence d'une maçonnerie d'affaires susceptible de nuire, par son influence, au bon fonctionnement de la justice sur la Côte d'Azur. En cause, entre autres, la protection dont a bénéficié Michel Mouillot, ancien maire de Cannes, mis en examen et écroué en 1996. Au cccur du systeme mafieux, la loge des Fils de la Vallée de la GLNF, ou se cotoyaient Mouillot, Jean-Paul Renard, doyen des juges d' instruction de Nice, ainsi qu'une belle brochette d'affairistes corrupteurs, de magistrats et de policiers influents. Et influencables. Autre énorme scandale maçon, dans le Var: celui des militaires ripoux de l'arsenal de Toulon, qui touchaient des pots-de-vin sur leurs achats et ont bénéficié d'incroyables protections judiciaires et hiérarchiques.
La chronique s'enrichit tous les jours. La GLNF vient ainsi de suspendre Guy Kornfeld, « membre du college national » et « adjoint au directeur des cérémonies ». II avait été interpellé et inculpé à Monaco pour avoir remis à la banque Edmond de Rothschild, moyennant commission, 3,6 millions de francs de bons au porteur provenant d'un vol en Belgique.
Impossible d'occulter ce fait: depuis les affaires Luchaire, Pechiney et Société générale, il y a douze ans, jusqu'à l'affaire Elf, celle de la Mnef, des paillotes corses, des fausses factures du RPR, du Carrefour du Développement, du Crédit Iyonnais ou du sang contaminé, toutes ont impliqué, àdes degrés divers, des francs-macons. En 1996, un ancien « premier grand surveillant » de la GLNF, Pierre Bertin, évoquait dans une lettre aux dirigeants de son obédience les scandales de l'ARC, de la Garantie mutuelle des Fonctionnaires, des cliniques de Marseille, I'assassinat de Yann Piat, les affaires Schuller-Maréchal, la tour BP ou Conserver 21. Et d'ajouter une liste de « certains freres impliqués dans lesdites affaires ».
Les trois grandes obédiences sont concernées. Que ce soient Roland Dumas, André Guelfi, André Tarallo ou Alfred Sirven dans l'affaire Elf; Jacques Crozemarie dans l'ARC;
Michel Reyt ou René Trager fournisseurs de cash au PS et au RPR; Michel Garretta au CNTS; Pierre Despessailles ou Giancarlo Paretti au Crédit Iyonnais; sans oublier les hommes politiques Maurice Arreckx (UDF-PR), Jean-Michel Boucheron d'Angouleme (PS), Jacques Mellick (PS), Claude Pradille ou Patrick Balkany. Et encore ne citonsnous là qu'une partie des personnalités franc-maconnes ayant eu maille à partir avec la justice. Cruellement, la situation peut se résumer ainsi: la tres grande majorité des francs-macons, bien sur, ne sont pas, loin de là, des canailles; mais on trouve une proportion effarante de freres parmi les escrocs patentés de la délinquance en col blanc. Alors même que le maçon, selon la regle, doit « laisser ses métaux à la porte du temple », c' est-à-dire l' argent, l'orgueil, I'intéret...
On entend déjà les anathémes: vous voulez « vendre du papier en ressuscitant le vieux mythe du complot judéo-maçonnique », cher aux ligues des années 30. « Plus de 600 francs-maçons ont été fusillés ou déportés pendant la guerre », rappelait Philippe Guglielmi, alors grand maitre du Grand Orient, dans « I'Humanité Dimanche », en 1998. Vrai. Comme il est vrai que les francs-maçons ont presque toujours été persécutés par les régimes dictatoriaux. Et que Vichy les a traqués dans l' administration . « Mais la vérité historique oblige à dire que les francsmaçons qui ont été les plus durement frappés étaient en meme temps soit juifs, soit résistants, soit communistes ou bien tout à la fois », dit un vénérable d'une loge du Grand Orient qui rappelle que si Jean Moulin et Pierre Brossolette étaient maçons, René Bousquet ou Maurice Papon l'étaient aussi. Tout comme Salvador Allende et... Augusto Pinochet !
Par pudeur, par crainte d'etre accusée d'un retour aux méthodes d'avant-guerre, la presse parle rarement - sinon à mots couverts - du rôle des francs-maçons dans les affaires et dans la politique, alors que leur présence est souvent une clé pour les décoder. Comment comprendre les rapports entre l'ancien ministre de la Coopération Christian Nucci (condamné dans l'affaire du Carrefour du Développement) et son chef de cabinet Yves Chalier,
qui l'a dénoncé, si l'on ne sait que ce dernier, subordonné dans le monde profane, était son supérieur en maçonnerie ? Chalier était le vénérable de Nucci, dans sa propre loge ! Et Jacques Delebois, le commissaire de police proche de Pasqua qui a accordé un vrai-faux passeport à Chalier pour lui permettre de fuir en Amérique du Sud, était, lui aussi, un macon assidu.
On peut citer encore le cas de Georges Bonin, gouverneur du Crédit foncier de France au moment de sa déconfiture, digne, toute proportion gardée, de celle du Crédit Lyonnais. Cet ancien inspecteur des finances ne faisait que de la représentation. Les filiales immobilieres étaient sous la coupe de Marcel Gontard, ancien secrétaire général àla retraite, appointé comme « conseiller aupres du gouverneur ». Explication: Gontard était d'un rang supérieur à celui de Bonin au Grand Orient.
Peut-on comprendre la bataille qui a opposé, à la tête d'EDF, Edmond Alphandéry et son numéro deux Pierre Daurés si on ne sait pas que l'ancien ministre voulait réduire l'influence des francs-maçons au sein de l'entreprise publique, alors que Daures en était le chef de file ? La bataille s'est conclue par la défaite des deux hommes et la nomination à la présidence d'EDF de Francois Roussely, négociateur habile et franc-maçon (à la GLNF) convaincu. Sait-on encore qu'une partie des dérapages dans l'affaire Grégory tenait au fait que les réseaux francs-maçons, au sein de la magistrature et de la presse, faisaient circuler des informations manipulées ? Encore aujourd'hui, la connivence entre certains journalistes judiciaires et certains magistrats ne s'explique que par leur appartenance à la même obédience, voire à la même loge.
A l'inverse, on ne peut décoder les conflits de personnes entre le parquet, les juges financiers et les policiers si l'on ne tient pas compte de l'appartenance de tel ou tel à la franc-maçonnerie et de l'hostilité de tel ou tel autre. « Les juges du pole financier sont ouvertement anti-maçons, afffirme un membre "initié" de la bri gade financiére: nous faisons actuellement l'objet d' une véritable chasse aux sorciéres, qui ne risque pas de se calmer avec l'arrivée de Renaud Van Ruymbeke, le tombeur de Robert Boulin et de Michel Reyt.
»Quand Eva Joly et Laurence Vichnievsky les juges vedettes de l'affaire Elf, se disent victimes de pressions, elles ont en tête les services secrets, qui suivent le dossier avec une attention à peine dissimulée, mais également certains réseaux policiers, corses et aussi maçons, ceux-ci, du reste, se recoupant souvent.
Peut-on écrire l'histoire d'Air France si l'on ne sait l'importance de la maçonnerie au sein de cette compagnie et d'abord à sa tête, de Pierre Giraudet à Christian Blanc ? Comment déchiffrer le jeu truqué des tribunaux de commerce sans parler des arrangements entre juges et administrateurs judiciaires maçons, récemment dénoncés par l'ex-policier Antoine Gaudino et le député Arnaud Montebourg ? Et comment apprécier le jeu des chaises musicales et des nominations au coeur de l'Etat si l'on ne sait que certaines places sont réservées aux inspecteurs des finances, aux X-Mines, mais aussi aux maçons ? A un moment, Jean-Francois Deniau postulait discretement pour la présidence de la Fondation de France. « On m 'a expliqué de tous cotés que j'avais le bon profil pour le poste, mais que je ntavais aucune chance: il était réservé à un frere », s'amuse l'ancien ministre. Et sait-on qu'il est difficile de devenir général dans l'infanterie de marine, I'ancienne «coloniale», si l'on est pas « éclairé » ?
Les francs-maçons eux-mêmes ont d'ailleurs pris la mesure du probleme et engagé une opération tabliers propres afin d'en finir avec les combines qui gangrenent leurs obédiences et souillent leur réputation. « Nous avons radié 71 personnes en 1999, et le rythme actuel est de 3 par mois, explique Jean-Pierre Pilorge, porte-parole de la GLNF, qui passe, ajoute-t-il, une heure à lire la presse chaque matin pour voir sil'un de nos membres est mis en cause » (déclaration au « Journal du dimanche »). Mais cette justice maçonnique n'est pas toujours sauvage. Les fréres ont droit comme tout le monde à la présomption d 'innocence », explique un ancien conseiller de l'Ordre du Grand Orient. On préfére donc souvent suspendre plutôt qu'exclu re.
Et le renvoi du fautif est généralement annonce au moment ou les médias sont alertés. « On a le droit de tricher, pas celui de se faire prendre »,résume un vénérable du GO. Au reste, la frontiere entre exclusion et suspension n'est pas toujours claire. Le faux facturier Michel Reyt, qui accumule les condamnations, navigue entre les loges Demain, à Paris, et Victor Schcelcher, à L'Hay-les-Roses, au gré de ses exclusions provisoires et successives. Pourquoi ajouter aux soucis de ce vieux frere, initié en 1957 à la loge Emancipation, et qui se contentait, dit-il, « d 'établir des liens entre les entreprises du BTP et les élus » ?
Max Théret, condamné dans l'affaire Pechiney, a été aussi vite réintégré dans la loge Demain qu'il en avait été exclu. Quant à Olivier Spithakis, l'ancien patron de la Mnef, qui vient tout juste de sortir de prison préventive, il a plus mal vécu l'exclusion de Rigueur et Fidélité, sa loge parisienne de la GLF, que son séjour à la prison de la Santé. Heureusement pour lui, il est toujours le bienvenu à Bandol, parmi ses freres de la loge Harmonie et Progres.
Toutes ces affaires nauséabondes n'empêchent pas que la maçonnerie a fait beaucoup pour la société, y compris dans une période recente. Elle reste, pour la plupart des fréres, un moyen de s'élever intellectuellement et de s'ouvrir aux autres. Elle change parfois les hommes, par la grace de l'impressionnante initiation et du rituel, qui oblige le franc-maçon, lors des « tenues », à parler debout, « à l'ordre», posément, une main sur la poitrine, lorsque le vénérable leur donne la parole et pour un temps limité. Qui le force à écouter ses fréres. Et qui empeche, théoriquement, toute dérive genre café du commerce. Prenez Patrick Le Lay, patron de TFI et vénérable de sa loge à la GLNF. Pugnace, tendu, gagneur quand il parle télévision, il change de ton lorsqu'il répond aux questions sur son engagement maçon. Calme et comme apaisé. Sa derniere « planche » ? Elle portait sur « les dernieres paroles du Christ ». Devant des journalistes profanes, Le Lay n'en dira pas plus.
Dans les loges, parfois des dizaines d'années avant leur promulgation, on a débattu des lois créant l'impot sur le revenu, les congés payés, le logement social, la majorité à 18 ans, la légalisation de l'avortement ou l'abrogation de la peine de mort. Le frére Lucien Neuwirth a voué toute son énergie à faire voter la loi sur la contraception qui porte son nom, et qui avait été longuement travaillée dans les loges. Mais aujourd'hui le débat s'est appauvri: les maçons, à l'image de la société, sont divisés sur les nouveaux problemes de société, comme le chomage ou l'illettrisme, le communautarisme, la société multiraciale, l'islam, la bioéthique, etc. Le déclin idéologique conduit les obédiences au repli. Au sein du Grand Orient, certains se sont peu à peu enfermés dans un discours laïque intégriste sans prise sur l'époque.
Exemple de cette évolution: la loge République, ou se sont retrouvés au début des années 90 des avocats ambitieux, comme Francis Szpiner, de jeunes socialistes, comme Jean-Christophe Cambadélis, Jean-Marie Le Guen ou Marc Rosenblat, adjoint d'Olivier Spithakis à la Mnef, ainsi que des ex-trotskistes du PCI, comme Gérard Desportes, rédacteur en chef de « Libération », qui dément aujourd'hui - contre tous les témoignages de ses anciens fréres - avoir jamais appartenu à la franc-maçonnerie. II y avait là des personnalités modérées, en quete de vérité, comme le magistrat Jean-Luc Sauron ou Michel Colin, futur directeur de cabinet de Martine Aubry, aujourd'hui cadre à la Générale des Eaux, mais aussi des ultra-laïcards, comme André Bellon, ex-député socialiste des Alpes-de-Haute-Provence. Peu à peu, le sectarisme tendance lambertiste l'a emporté: « Le port du foulard par une éleve résultait d 'un complot mondial contre la République, la CFDT avait adopté le programme de Vichy, et Delors, c'était Doriot », se souvient un membre de la loge, qu'il a quittée, avec d'autres, en 1996. A ses yeux, la logorrhée gauchisante masquait le conservatisme le plus absolu: « Ceux
qui parlaient de lâcher le latin ou le grec au lycée étaient dénoncés comme des liquidateurs de la cult républicaine ! »
« En réalité, les grands idéaux maçonniques sont arrivés symboliquement au pouvoir il y a vingt-cinq ans, lorsque Valéry Giscard d'Estaing, président de droite, a serré la main d 'un prisonnier de droit commun, à Lyon », explique plaisamment un frére influent. La maçonnerie s'est alors trouvée panne d'idées, tandis que les alternances successives relativisaient les antagonismes politiques dans la société profane. Comme ciment, il ne restait plus que l'opposition au Front national et la solidarité maçonnique (pour le meilleur et quelquefois le pire). Et voilà que le chiffon rouge du FN a lui-même fini par se déchirer...
Consciente de ce vide, la franc-maconnerie s'efforce de jouer un rôle politique comme en 1988, lors du reglement négosié du probléme de la Nouvelle-Calédonie. la demande de Michel Rocard, Roger Leray, grand maitre du Grand Orient, avait organisé la « mission de dialogue » avec. Jacques Lafleur et Jean-Marie Djibaou (tous deux membres de la GLNF), sous l'égide de Christian Blanc. Mauvais remake, le 22 janvier dernier, au siége du Grand Orient, rue Cadet, à Paris. Une réunion secréte est organisée par le grand maître Simon Giovannaï à la demande de Raymond Ceccaldi, membre du Conseil de l'Ordre du GO et président du Conseil économique et social de Corse, entre quatre nationalistes corses et quatre maçons, dont Serge Jakobowicz, délégué national du PS aux associations, et François Rebsamen, secrétaire national chargé des fédérations, qui démentira sa participation Car la négociation, rendue publique, sera un fiasco, socialistes et francs-maçons profitant de l'aubaine pour régler leurs petits comptes internes Retour à la case départ.
C'est à une véritable révolution cultu relle qu'appellent désormais les plus auda cieux des francs-maçons. En cause: le recrutement par cooptation, responsable de tant de dérives, grandes ou petites, quand le repli corporatiste ou notabiliaire l'emporte sur le désir d'ouverture. Comme celles de la loge Spartacus, créée en 1984 par le grand maître Roger Leray, dont le vénérable est Gérard Emery, directeur délégué à France Télévision: elle réunit des responsables de l'audiovisuel public et de Canal+, parmi lesquels Jean-Pierre Cottet, ancien directeur des programmes de France 2, ou Alain Moreau, avec qui celui-ci avait créé une maison de production, des ingénieurs de France Télécom, des producteurs et des diffuseurs de programme télé, dans un promiscuité troublante.
Ce genre de relations consanguines est institutionnalisé dans les fraternelles, ces associations qui regroupent les freres d'une meme profession, quelle que soit leur obédience. En contradiction totale avec l'idéal maçon, qui est de « rassembler ce qui est épars », c'est-à-dire de regrouper des hommes de toute origine. « Elles bousillent la franc maçonnerie », affirme un vénérable d'une loge de la GLNF, patron d'une grande entreprise cotée en Bourse, qui souhaite ouvertement leur interdiction. Mais certains veulent, au contraire, leur donner un statut of ficiel. Celle des parlementaires est l'une des plus emblématiques. C'est à travers elle que Christian Poncelet (RPR) a pu être élu à la présidence du Sénat, avec la bienveillance de Michel DreyfusSchmidt et de Michel Charasse (PS) qui a embrassé le vainqueur, trois fois, devant les caméras.
Il y en a une cinquantaine d'autres: l'une regroupe les enseignants, l'autre les informaticiens, ou encore les avocats, les amateurs de chasse, les personnels d'Air France, les VRP. II y a des fraternelles de la marine, de l'armée de terre ou de l'air, et meme des fraternelles interarmes ! Elles posent de vrais problémes lorsqu'elles réunissent preneurs et donneurs d'ordres. Comme la fraternelle des HLM, qui regroupait architectes, responsables d'offices et cadres du BTP. Ou celle des professions de santé, qui s'est donné le joli nom de Cash. Les fraternelles de la police, de la gendarmerie, de la magistrature, des mandataires de justice posent d'autres problemes, soulevés par le procureur Montgolfier.
II y a aussi dans certaines villes un « club des 50 » qui réunit 50 hommes d'affaires maçons, et pas un de plus, qui cultivent entre eux leurs intérets réciproques. On tombe là dans les bas-fonds de la maçonnerie d'affaires. A l'autre extreme, secrete et mythique, il y a la maçonnerie des « grades supérieurs ». Ceux qui y ont acces sont triés sur le volet. Ils se cooptent dans le secret le plus absolu. Particularité: les hauts grades sont libérés de toutes les contraintes, en particulier du rituel. Dans cette hiérarchie de l'ombre, on trouve le gratin de la haute fonction publique ainsi que quelques grands patrons. L'affairisme, dit-on, n'y a pas sa place.
On peut appréhender de deux facons cet entrelacs de réseaux influents. Beaucoup de freres dédramatisent en raillant la « cordonite » des notables qui font carriere en maçonnerie, faute d'avoir réussi ailleurs, et qui s'échappent de leur triste quotidien en empilant titres, grades et honneurs. En province, la franc-maçonnerie est souvent le réseau de ceux qui n'en ont pas. On y retrouve la France profonde, celles des milliers de présidents d'harmonies ou de clubs philanthropiques, qui permettent de retrouver les copains, devant un pastis. Ce qui expliquerait, au passage, les réticences des grandes loges à l'égard de toute mixité et l' importance des « agapes» qui suivent les « tenues ». Parfois, il s'agit d'une simple bonne bouffe. Parfois, les agapes sont exceptionnelles, comme celles organisées par le cuisinier Joël Robuchon (GLNF) apres une « planche » brillante, consacrée à la nourriture et à la terre. Mais on peut aussi dénoncer le caractere non démocratique de ces réseaux secrets. « C'est un systeme fossilisé, devenu dans le meilleur des cas un lieu de promotion sociale et de protection réciproque, et dans le pire une association de malfaiteurs », grince un ancien frere. Jugement sévere mais quelquefois fondé.
La protection, cependant, n'est plus ce qu'elle était, meme dans les hautes spheres. Ancien grand maitre du GO, Gilbert Abergel, quand il s'est trouvé sans emploi, a eu toutes les peines du monde à se recaser: même les employeurs maçons le trouvaient trop voyant ! Personne n'a rien proposé de sérieux à Christian Blanc, apres son départ tonitruant d'Air France. II vient même d'etre écarté de la PME néerlandaise, financée par l'homme d'affaires franco-israélien Jean Friedmann, dans laquelle il a tenté de rebondir. Quant à Jean Bergougnoux, son engagement maçonne l'a pas empeché d'etre viré de la présidence de la SNCF apres les greves de 1995; il est aujourd'hui salarié à EDF, grand incubateur de francs-maçons.
Reste la question qui nourrit tant de fantasmes: quelle est l'influence des réseaux maçons sur la vie publique ? Dans l'enseignement, on a beaucoup dit qu'ils avaient joué un role déterminant dans l'élimination de Claude Allegre et dans la constitution du cabinet de Jack Lang. « Completement faux, récuse le recteur Christian Forestier (GO), directeur de cabinet. Je suis le seal maçon du cabinet ! Et je puis vous assurer que la maçonnerie ne joue aucun rôle dans l'Education nationale. » Et dans le recrutement politique ? De nombreux députés et élus locaux sont maçons ainsi que beaucoup de préfets: Claude Erignac et... Bernard Bonnet, par exemple. En Touraine, centre de la franc-maçonnerie francaise, ils le sont presque tous. Alain Rafesthain, le successeur de Michel Sapin à la présidence de la région Centre, a d'ailleurs été désigné par les loges. Au gouvernement, on compte trois maçons connus; Christian Pierret (Industrie), Jean-Pierre Massret (Anciens Combattants) et Jean-Luc Mélechon (Enseignement professionnel).
Les journalistes ? TF1 est leur fief. Seul Charles Villeneuve assume son appartenance; Brun Cortes revendique son jardin secret. Jean Claude Narcy et Robert Namias opposent un démenti sec. qui ne convainc pas tout le monde. Dans la presse écrite, on cite Alexandre Adler initié de fraîche date. II y a d'autres journalis maçons, moins en vue, à commencer par l'a cien grand maître (GO) Patrick Kessel; ma depuis la mort de Georges Bérard-Quélin, inventeur du Club du Siecle, ou le relatif effac ment de Jean Miot, responsable d'une myriade d'organismes professionnels, président du puissant syndicat de la presse parisienne, puis PDG de l'AFP, l'image du grand maçon d'influence a singulierement pâli.
En revanche, la filiere nucléaire francaise civile, via le Commissariat à l'Energie atomique et EDF, et plus encore la bombe atomique, reste tres liée aux maçons. «La bombe française était un vrai projet d 'indépendance nationale, affirme un de ceux qui a connu cette épopée: c'était une affaire d 'hommes et de conscience. » Tout s'est joué au sein d'une fraternelle, à la direction des affaires militaires du CEA. Dont le président est aujourd'hui Emmanuel Duval
Beaucoup d'industriels de la Défense sont maçons - dont Pierre Faurre, patron de la Sagem, membre de la GL, ou Serge Dassault (GO, actuellement sous le coup d'une mesure de suspension) . .. Et beaucoup de militaires aussi, à commencer par un des plus hauts gradés, le général cinq étoiles Raymond Germanos (GLNF), inspecteur général des armées. Via la GLNF des passerelles sont jetées vers l'industrie de défense des Etats-Unis, où l'implantation maçonne est tres forte, comme dans tout l'establishment américain.
Bref, plus que jamais l'influence de la maconnerie répond à la définition qu'en donnait de Gaulle: « Pas assez importante pour qu'on s'y intéresse; trop importante pour qu'on s'en désintéresse». Assez importante en tout cas pour nécessiter une clarification. Un nombre croissant de maçons n'hésitent plus aujourd'hui à la dire: le secret, qui a couvert tant de derives inavouables, et alimenté du même coup toutes les suspicions, est aujourd'hui l'ennemi de cette maçonnerie d'idéal à laquelle ils veulent continuer de croire. « Le secret a eu une raison d'être dans le passé; il n'en a plus dans une société démocratique comme la nôtre »confient tous ceux qui nous ont parlé et qui pourtant, refusent de se découvrir. Aux Etats Unis, la maçonnerie a pignon sur rue. Al Gore s'affiche comme un maçon convaincu.
En Grande-Bretagne, le plus haut grade appartient au roi, aujourd'hui au prince Charles, puisque le trône est occupé par une femme. Le secret de l'appartenance demeure, mais plus pour longtemps. Tony Blair a demandé que les policiers et les magistrats maçons se dévoilent. Les obédiences francaises ont crié au scandale, agitant la mémoire de Vichy. Mais dans le secret de le conscience, beaucoup de maçons savent que 1' a changé d'époque.
AIRY ROUTII